J’avais une certaine tendance à fuir les bals. Non pas que je ne sache pas comment m’y comporter, j’avais assisté à bon nombre d’entre eux du temps des Romanov et j’excellais dans la manière et dans l’étiquette. Cependant, il ne fallait pas oublier que j’étais un garçon de cuisine, et que j’avais ensuite dû me débrouiller bien loin des manières mielleuses de la haute société. L’exception se portait simplement sur la toute fin de notre existence à Paris, où j’avais accompagné Anya à un opéra pour la présenter à sa grand-mère Marie. Depuis, plus vraiment de bal… et encore moins dans ce genre de contrées éloignées qui ne me disait rien qui vaille.

J’étais sorti prendre l’air, et en avait profité pour défaire un peu ce col bien trop serré qui m’empêchait de respirer. C’était uniquement parce que ma chère princesse me l’avait demandé avec ses beaux yeux bleus que j’étais venu ici, sinon, sans nul doute que j’aurais refusé tout net. Mais comment voulez-vous refuser quelque chose à celle qui est censé diriger le pays dans lequel vous avez vécu ? En tout cas, elle n’eut pas l’air de me tenir rigueur de ma longue absence. De quoi échanger quelques paroles avec des invités de marques ou de moindres marques. Je n’étais pas du genre à jouer dans la cour des grands, préférant de loin écouter les derniers ragots que le cocher avait à dire, plutôt que d’entendre ces têtes couronnées déblatérer sur des futilités.

Puis l’heure avait tournée et j’étais revenu à l’intérieur. Sur le chemin, je croisai une demoiselle rousse qui se métamorphosa à même le grand hall, sous mes yeux médusés. Qu’est-ce que… Pas le temps d’en voir d’avantage, car elle disparue sans même laisser de traces. Perplexe, je m’attardai un instant à l’endroit où elle avait disparue ; espérant sans doute y voir une trappe ou un quelconque indice sur cet étrange prodige. Mais il n’y avait rien, rien de visible en tout cas. Devant abandonner mon idée de recherche – Anya ne me pardonnerait pas de la planter pour la soirée – je pris les escaliers que je grimpais quatre à quatre pour rejoindre la salle de bal. Dieu qu’elle était grande et richement décorée… Rien à envier à celle du Tsar Nicholas, mais tout de même.

Cherchant des yeux celle qui m’intéressait, je la découvris en bien charmante compagnie ; et pas n’importe laquelle, des commérages j’entendis clairement parler du prince héritier. Mes yeux se plissèrent. Un prince, héritier de surcroit ? Rien que ça. C’était exactement ce qu’il fallait à Anya et… non, attendez une minute. Je ne suis pas d’accord. C’est moi qu’il faut à Anastasia, et je ne vais sûrement pas laisser ce blanc-bec faire ses petites manigances avec elle. C’est fou ce que le rouge peut vous monter au cerveau quand il s’agit de jalousie – je profite, j’en exprime rarement le besoin.

Me faufilant dans la foule, je parvins à leur hauteur assez rapidement, en évitant soigneusement la piste de danse. Je n’avais pas reboutonné le haut de mon uniforme, c’est donc peut-être pour cela que cet étrange personnage se tourna vers moi pour me tendre deux verres vides. « Merci beaucoup, vous pouvez congédier. » Me dit-il, avant de reporter son attention sur ma princesse. Je haussai un sourcil, restant assez surpris pour le coup, échangeant un regard avec Anya assez interrogatif. Venait-il de ?

« Mais certainement. » Répliquai-je, en haussant les épaules alors qu’un sourire apparaissait sur mes lèvres. Interpellant un serveur, je lui déposai les deux verres sur le plateau argenté. « Veuillez nous ramener deux verres de cet alcool pétillant je vous prie. Et les lunettes de sa majesté le prince, je crains qu’il ne sache plus faire la différence entre les invités et les domestiques. » Le pauvre garçon me regarda avec un air effaré. Mais devant mon assurance, il n’eut d’autres choix que de tourner les talons pour s’exécuter. J’avais été à leur place, et je l’étais toujours, mais quand il s’agit de fierté masculine, je n’étais sûrement pas le dernier. Et au diable la bienséance, ne venait-il pas de m’insulter ?

Je lançai un regard assez satisfait au prince en question, avant d’incliner quelques instants la tête comme pour le saluer à nouveau et appuyer mon insolence. « Je crois que nous n’avons pas été présentés : je suis Dimitri Chostakovich. Anya, ce personnage serait-il en train de t’importuner ? » Anastasia. Elle s’appelle A-na-sta-sia. Mais ne l’ayant jamais appelée autrement que par ce nom, j’avouais sans mal avoir laissé la place à mes griefs plutôt qu’à mon esprit. Je ne me connaissais pas ainsi. Décidément, cette première rencontre avec le prince charmant n’avait rien de très charmant.