Il était mythique, son regard. Empreint d’effroi et d’impuissance, Serge avait les yeux rivés sur le bas du ravin, et je devinai son regard porté sur la petite chose mobile et rouge. C’était Violette, parée de la super combinaison de ski rouge ; à ce moment elle me faisait penser aux tissus que les toreros agitent sous le nez des taureaux pour faire monter en eux la colère comme on monterait une mayonnaise. La pauvre. Heureusement que la chute n’était pas si haute – quelques mètres à peine – et que la poudreuse recouvrait le fond du ravin. Le voyage n’aurait pas été le même si nous devions couver tous une Violette cassée. Ne sachant pas du tout quels étaient les fameux pouvoirs dont elle m’avait parlé juste avant, je me demandais s'ils lui auraient permis de se sortir de là toute seule. De toute façon, il n’y en avait pas. Si je la sortais de là, elle allait forcément m’être redevable. Et je dois dire que c’est particulièrement agréable de se retrouver dans ce genre de situation.

Serge réfléchissait. C’était assez drôle à voir, un Minotaure réfléchir. A la tête qu’il faisait, il semblait s’intéresser à la résolution du problème P = NP, or il n’en était rien. « Je peux peut-être me faire porter disparu. » Sa réflexion m’avait perturbée. Elle était à mille lieues de ce que j’imaginais. Je le pensais songeant à une solution pour sortir Violette de là, et non, il ne pensait qu’à fuir ses responsabilités. « Je vois qu’on peut compter sur toi, Serge. Tu mets les gens dans le pétrin, tu te mets dans le pétrin, et tu cherches à t’enfoncer encore plus ? » La pédagogie, peut-être que cela marchait avec les Minotaures ? « Tu dois réparer les bêtises que tu commets Serges, pas faire comme si elles s’étaient jamais produites. » Il me regardait, avec ses grands yeux ronds, semblant presque être touché par ce que je venais de lui dire. Je le savais, il y avait une once de connexion neuronale à l’intérieur de cette grosse tête. L’air abattu, il baissa le regard pour aller retrouver encore ses sabots. « C’est qu’il me fait très peur, le seigneur Hadès. » Je levai les yeux au ciel. Sa détresse émotionnelle me touchait. Cela semblait être le moment idéal pour sortir les bons vieux conseils que me donnaient Grand-Mère Feuillage autrefois. En prenant un air solennel et on-ne-peut-plus sérieux, je fis une tape sur l’épaule de Serge. Il ne bougea pas d’un poil. Et moi, je crus que ma main s’était disloquée avec le choc. On évitera de reproduire cette erreur à l’avenir. « Tu es fort, tu es grand, tu es majestueux ! » Je m’étais tue. Savoir faire preuve de véhémence est une grande qualité, mais encore faut-il trouver des qualificatifs qui s’inscrivent dans la réalité… « Utilise tes qualités pour rendre Hadès fier de toi. Je suis sûre qu’il saura te le rendre. Peut-être même saura-t-il te pardonner. » J’étais beaucoup moins sûre de ça, mais il fallait bien que Serge répare ses conneries. Son regard ne quittait pas le mien, certainement buvait-il mes paroles comme il buvait celles d’Hadès ? Qui sait. Pour ce qui est sûr, ce n'est qu’au bout de trente seconde d’intense réflexion qui amenait même son corps à émaner de plus en plus son odeur presque putride, que son regard s’illumina. « L’arbre, derrière toi. » Qu’avait-il vu ? L’arbre menaçait-il de tomber risquant de nous écraser ? Je me retournai en sursaut. Pas de chute d’arbre à l’horizon, uniquement… un arbre. Bien fièrement enraciné derrière moi, enneigé jusqu’à la cime, un arbre quoi. Dépitée, je me retournai à nouveau vers Serge. « Un arbre. Bon sens de l’observation. » Sans même me répondre, d’un pas décidé, il avait rejoint le tronc de l’arbre en question, si rapidement que je n’avais pas réussi à le suivre : je m’enfonçais dans la neige à chaque pas me rapprochant de l’arbre. Il fixait le tronc comme si quelque chose de pas net lui traversait l’esprit. « Pour la faire sortir de là on peut faire tomber un arbre dans le trou, comme ça ils grimpent tous dessus pour sortir. » Son regard illuminé s’était jeté dans le mien : j’y lisais sa fierté et même de l'admiration pour lui-même. L’idée paraît dingue, mais si elle est réalisable elle était bonne. Certainement plus court-termiste que sa première idée qui consistait à tresser ses poils comme on filerait de la laine. « Moi je dis Bravo Serge, mais où est-ce que tu vois le nécessaire pour déraciner un arbre, là ? » Comment oublier son sourire jaunâtre et sa mine satisfaite quand il se désigna de ses deux index pour répondre à ma question. « On capte le câble ici. J'étais amoureux de l’émission Intervilles, je voyais des cousins à la télé c’était trop bien ! Je m’entraînais tous les jours pour participer mais ça s’est jamais fait, et du jour au lendemain pouf, plus d’Intervilles à la télé. J’étais anéanti. Ben ouais quoi, tout cet entraînement pour rien. »  Je le regardais, ébahie, incapable de lui répondre tant ce qu’il venait de dire m’avait laissée sur le postérieur. Je ne les imaginais pas du tout comme ça. « Du coup maintenant je peux déraciner cet arbre tout seul.  » Il pointait du doigt l’arbre en question. Un bon gros spécimen, déjà. « Les autres petits minotaures maigrelets, eux doivent être deux ou trois pour s’occuper de ça. » me disait-il en contractant ses biceps. Il avait l’air en effet plus costaud que ses congénères, le Serge. Cela allait peut-être jouer en notre faveur.

Étrangement, le Minotaure que j’avais en face de moi n’avait plus rien à voir avec celui qui se tenait tout penaud devant moi quelques instants auparavant. Il semblait déterminé et fier de lui, cela me faisait tellement plaisir pour lui. D’autant plus que la recherche d’idées et la prise d’initiative étaient aussi appréciables. Serge avait su en faire preuve à cet instant : après avoir échauffé ses biceps en les contractant devant moi, il s’était plié en deux en positionnant le tronc contre son épaule, et d’un effort me semblant presque surminotauresque, il déracina l’arbre sèchement en poussant un cri si puissant qu’il fit trembler les arbres et la terre, s’envoler les oiseaux de ces arbres, peut-être même engendrer des avalanches en contrebas (coucou les grimpeurs). Ce cri avait pu réveiller Cerbère outre-Enfer. Mais l’important, c’est que l’arbre s’était retrouvé parallèle au sol, maintenu au centre par l’épaule infatigable de Serge. « Dépêche-toi, balance-le dans le ravin ! Et vise tout sauf Violette, je t’en supplie. » Il s’était retourné, faisant inévitablement pivoter également les trois mètres de tronc devant lui et les trois mètres de tronc derrière lui. Je m’étais jetée dans la froideur de la neige au moment où je remarquai que le tronc m’avait frôlée. « Quoi ? Je croyais que je devais le balancer, point. Viser quelque chose c’est trop dur là. » Perdant tout espoir d’une mission menée à bien par les soins de Serge de A à Z (aucune logique vu qu’elles se trouvent côte-à-côté sur… un clavier d’ordinateur par exemple), j’enfonçais mon visage dans la neige, marmonnant. « Balance-le. » Serge avait haussé les épaules, en s’exécutant heureusement. Je priais au fond de moi pour que personne n’ait été blessé en bas. Aucun cri n’avait résonné à part l’incroyable fracas qu’avait fait l’arbre dans sa chute ; encore que, je me demandais si une personne malencontreusement écrasée par un arbre avait le temps de crier. Pour en avoir le cœur net, j’extirpai mon visage de la neige et regardai la scène, les yeux d’abord pleins d’effroi, puis rapidement rassurés par ce qu’ils voyaient : les joyeux compagnons de l’orchestre, se saisissant de leur cornemuse respective, remontait à la file indienne l’arbre qui servait d’échelle, tout en soufflant l’air de Joyeux Anniversaire dans leurs instruments.

Violette avait été la première à remonter. Elle se tenait là, devant moi, ses cheveux étaient ébouriffés par la neige qui s’était infiltrée, et je n’osais même pas imaginer le temps nécessaire à démêler tout ça. Les yeux écarquillés par la mine saccagée qu’elle arborait, je souriais. « On va être honnête tout de suite, tout ça c’est de la faute de Serge » avouais-je en le montrant du doigt. A vrai dire, la question ne s’était posée à aucun moment. De toute façon, le mal avait été fait, tout a été remis dans l’ordre, qui a fait quoi pourquoi et comment, après, on s’en fout. « Je suis ravie de te revoir parmi nous, j’espère que le désagrément n’a pas été trop long. Serge, présente tes excuses. » Je le fixai en fronçant les sourcils. « Mes excuses. » Faute avouée, faute à demi-pardonnée comme on dit. Mais bon, comme on dit aussi, qui fait le malin tombe dans le ravin, et comme je suis du genre à croire à fond ce genre d’adage, Violette avait forcément dû mériter d’une façon ou d’une autre ce qui lui était arrivé aujourd’hui. « C’est tout ? Tu crois vraiment que je vais te pardonner ça aussi facilement ? Je crois pas non. Trouve quelque chose pour te faire pardonner. » Le regard noir qu’elle lui avait lancé avaut suffi à moi-même me filer les chocottes. Je n’aurais pas aimé être à la place de Serge. Pauvre Serge… Tout le monde le déteste et veut sa peau. Heureusement qu’il m’a moi. « Tu as vraiment de la chance que mes dons soient bloqués ici ! »

Alors que j’allais laisser Violette vaquer à ses occupations ou trucider Serge, je vis dans la masse des arbres derrière elle quelque chose en mouvement, mais il m’était impossible de distinguer quoi. Aventurière dans l’âme, je décidai de partir à sa poursuite. Peut-être cela faisait-il partie du spectacle ? l’animal inconnu gagnait de l’avance sur moi grâce à sa vitesse, mais rapidement il s’était arrêté. Il tenait dans sa gueule quelque chose qui ressemblait… à un gâteau. Me faufilant silencieusement entre les arbres, je distinguais enfin… un cerf ! Décidément, rien n’allait correctement en ce moment en Himalaya : Minotaures en tout genres, buffet médiocre et maintenant, des cerfs se gavant de dessert. Ne pouvant retenir un râle de sortir de ma gorge, le cerf prit la fuite, abandonnant sur place sa proie plutôt… sucrée. La moitié d’un visage était dessiné dessus, avec beaucoup d’imagination cela ressemblait à Hadès. Ce gâteau n’était donc pas si anodin que cela. Malheureusement, la meilleure moitié, celle qui le mettait peut-être le plus avant, avait été dévorée. Mauvais augure ou coup du destin, des têtes devaient tomber ces temps-ci. C’est le gâteau qui le dit. Je décidai tout de même d’emprunter un nouveau sentier, gâteau – ou ce qu’il en reste – dans les mains, qui menait plus haut dans la montagne. Je suivais les lueurs du feu de camp pour ne pas m’écarter de la route et arriver à bon port, au camp. Il était temps, enfin !  Je mourrais de faim et de soif, et je n’avais rien pour me sustenter qu’un gâteau bien trop sucré qui avait déjà été goûté, non merci.
Arrivant fièrement près des autres, je m’écriai toute contente « Quelqu’un a-t-il égaré un gâteau dans la neige ? » , brandissant ma trouvaille au-dessus de ma tête pour que tout le monde le voit.