Vroum vroum sur ses lèvres fendues d’un grand sourire. D’un doigt levé, il suivait le roulement des grosses roues du camion qui reculait dans la cour. C’était, pour lui, absolument fascinant, et il suivait ce spectacle d’un œil attentif, sans plus s’intéresser au reste du monde. La roue tournait, tournait, tournait, à mesure que l’engin avançait à reculons, le camionneur penché à la fenêtre pour s’assurer que rien ni personne ne se tenait derrière. Une précaution utile, dans la décharge, puisqu’il arrivait à Luca de s’approcher un peu trop près des voitures, les yeux rivés sur les roues qui tournent, tournent, tournent. Il s’était fait disputer par son papy, gamin, parce qu’il avait failli se faire rouler sur la main. Depuis, il essayait de se tenir à carreaux.
Essayait.
Pour aujourd’hui, au moins, il y arrivait plus au moins. Posé sur un banc cassé, le long du bâtiment, Luca se contentait de regarder de loin et de tracer des cercles, dans l’air, à mesure que les roues tournaient, à quelques mètres de lui. Quand le camion cessa de reculer pour soulever sa benne, lentement, et décharger son contenu, Luca soupira un grand coup. Son sourire ne le quittait pas, mais il n’en restait pas moins nostalgique de l’époque où il avait, lui aussi, de petites roues pour faire tourner ses belles chenilles. Les traces qu’il laissait derrière lui, lui manquaient. Il aimait pouvoir changer de chenille, quand la sienne ne fonctionnait plus correctement. Ici, il ne pouvait pas changer de pieds, quand il en avait marre de marcher. Il pouvait, à la limite, changer de chaussures, ce qu’il faisait dès qu’il en trouvait une autre paire, dans sa décharge. Une paire ou juste une, d’ailleurs, comme le laissait à penser ses chaussures dépareillées, aujourd’hui.
Nouveau soupir sur ses lèvres qui avaient cessé d’émettre des bruitages, à regarder le camion fonctionner, devant lui, Luca releva les jambes sur le banc et tapota ses chaussures, l’une contre l’autre, comme une pale contrefaçon d’une époque révolue. Sauf qu’il eut beau tourner la tête sur le côté, la main levée, à deux doigts de tapoter le siège près de lui, il ne vit personne à inviter à s’asseoir à ses côtés. Pas d’humain, pas d’EVE, pas même un cafard pour lui tenir compagnie. Personne pour le coincer dans sa capsule et l’éjecter dans l’espace, l’autodestruction activée pour ne faire qu’une bouchée d’une survivante imprévue : une petite fleur qui avait causé beaucoup de malheur. Et de bonheur. Il fallait penser aux bonnes choses, pas aux mauvaises !
L’ancien robot se leva d’un bond, de son banc, et faillit s’étaler de tout son long, en voulant avancer les deux pieds en même temps. Il tituba sur deux ou trois mètres et reprit son équilibre, mine de rien, avant de s’élancer vers le camion qui, déjà, redescendait sa benne, prêt à partir. Luca reprit, quelques secondes, son visage presque sérieux de gérant de la décharge, pour indiquer au camionneur que tout était bon et qu’il pouvait repartir. Ils échangèrent une poignée de mains solide et le brun se recula de quelques pas, les yeux fixés sur les grosses roues qui s’éloignaient.
De nouveau seul, il se gratta la tempe, le temps de réfléchir à ce qu’il pourrait faire du reste de sa journée. Fouiller ce nouvel arrivage lui parut être une idée lumineuse, alors qu’il trottait déjà vers le tas de déchets. Ses premières trouvailles intéressantes finirent immédiatement dans une caisse, qu’il avait poussé sur le côté. Luca prenait quelques minutes, à chaque objet qui attirait son attention, pour en comprendre le principe ou, au moins, se poser des questions auxquelles il avait très peu de réponses. Ainsi, sa caisse fut bientôt pleine à craquer de nouveaux trésors qu’il s’empresserait, ensuite, d’entreposer dans le bâtiment avec tous les autres.
Il continuait de trier, à sa manière à lui, quand un cri retentit, de l’autre côté de l’un des murs de la déchetterie. Luca sursauta si fort qu’il tomba en avant, la tête la première dans les déchets. Tout était toujours si calme, dans les alentours de sa décharge, qu’il ne pouvait qu’être surpris par le soudain haussement de voix, venu de nulle part. Surtout que les mots ne le rassurèrent pas vraiment… Un peu paniqué à l’idée de se faire attaquer par un inconnu, Luca laissa tomber ses affaires, s’empara de sa caisse et galopa précipitamment jusqu’au bâtiment. Il laissa, derrière lui, une belle traînée de petits objets tombés de son fardeau.
Sous le toit de son habitation, Luca se sentit plus rassuré. Il ralentit l’allure, constata qu’il ne lui restait guère de trésors, dans sa caisse, mais n’osa pas faire demi-tour. Dehors, il y avait eu un cri effrayant et il préférait, pour le moment, rester dans le confort et la sécurité de sa maison. Ou de ce qu’il appelait maison, mais ressemblait, bien plus, à un grand hangar dans un bordel sans nom. Son bordel rien qu’à lui, dans lequel il se retrouvait à peu près, quand il ne paniquait pas comme un enfant surpris à faire une bêtise.
Calmé, Luca posa sa caisse sur un meuble, entre d’autres caisses pleines de petits objets inutiles, et commença à ranger ce qu’il avait trouvé. Quand il s’empara d’une paire de lunettes étrange, avec un gros nez et une belle moustache, Luca décida de l’essayer et s’approcha d’un bel enjoliveur pour essayer de se voir, et comprendre à quoi ça pouvait bien servir, un tel accessoire. Lunettes sur le nez, il releva brusquement la tête en entendant quelqu’un crier dans son hangar. Il n’en était pas certain, mais il aurait parié que c’était la même voix que dehors !
La panique, d’abord, le força à se cacher derrière une chaise, les yeux passés entre les barreaux pour voir qui pénétrait chez lui. Les mots, ensuite, le rassurèrent un peu. Pouvait-on être dangereux, quand on cherchait une plante ou une maison pour sa plante ? Il repensa, un instant, aux lasers destructeurs de EVE et ça ne le rassura pas des masses. Sauf qu’on ne pouvait pas être méchant, quand on s’intéressait de si près à tout ce qu’il voyait chez Luca ! Logique bien à lui, certes, mais qui eut le don de le calmer et de le décoincer de derrière sa chaise.
– C’est quoi un minitel ? se risqua-t-il à demander, en sortant de son coin.
Oubliées, les lunettes factices, Luca se faufila un passage entre les étagères et les commodes, pour s’approcher, prudemment, de l’inconnu qui venait chez lui en criant partout. Il s’arrêta près de la boîte que l’autre appelait Minitel et ouvrit puis referma le clapet, devant, plein de petites touches.
– Je croyais que c’était une boîte, mais on ne peut rien mettre dedans, constata-t-il, en posant les doigts sur l’écran. Ou un robot qui ne fonctionne plus, peut-être.
Luca plissa fort les yeux, en appuyant sur les touches. Sauf que rien ne fonctionnait, comme d’habitude, et il n’avait jamais eu le fin mot de cette histoire. Il demanderait à la bonne personne en temps et en heure, il n’en doutait pas.
– Je te le donne, si tu le veux.
L’ancien robot se tourna vers le jeune qui était entré chez lui. Il en avait oublié cette histoire de plante, jusqu’à ce qu’il constate, ses mains pleines de terre. Luca s’approcha et se pencha un peu pour mieux la regarder. Après tout ce temps, il n’arrivait toujours pas à se décider de ce qu’il devait faire des plantes. Parfois, il avait envie d’en prendre une et d’attendre qu’EVE ressurgisse pour la lui donner. Puis il comprenait que c’était, justement, une plante qui avait poussé le robot dans une léthargie étrange et précipité WALL-E dans une solitude plus pesante, encore, que celle qu’il connaissait avant EVE.
– Hmm. Elle a des petites dents ! s’extasia-t-il, les yeux pleins d’étoiles. C’est une plante ou un animal ? Une plante, tu as dit une plante… Hmm…
Luca se redressa de toute sa hauteur et posa les mains sur les hanches, le temps de réfléchir à ce qu’il pourrait lui donner pour offrir une maison à cette plante-animal. Des dents comme un petit chien, il lui fallait peut-être une niche ? Il avait comme un doute, soudain.
– Tiens.
Sans crier gare, le brun retira la plus neuve de ses deux chaussures (ce qui ne voulait pas dire qu’elle était en bon état) et la posa sur le meuble, à côté d’eux, sans expliquer davantage si c’était pour l’inconnu au pied mouillé ou sa petite plante. Aussitôt donnée, Luca tourna les talons et s’engagea entre les étagères, en fouillant un peu partout.
– Une maison, une maison, une maison… C’est quoi une maison, pour une plante ? J’ai des pots, des plots, des caisses, des boites, des conserves, des… trucs bizarres, des verres, des… boules ? Enfin, ça en a la forme, mais c’est tout creux et tout transparent.
À mesure qu’il énumérait ce qu’il avait, Luca s’emparait des objets et revint, soudain, vers l’inconnu à la plante, avec un tas de choses dans les bras. Il posa le tout sur le même meuble que la chaussure, en poussant un peu le reste.
– J’ai ça aussi, ou ça et ça.
Cette fois, il poussa, du pied, un arrosoir, un plot de chantier et même une valise. C’était qu’il ne savait pas bien ce qu’il fallait faire, lui, pour s’occuper d’une plante. Alors il donnait, au brun qui lui faisait face, un peu tout ce qu’il avait sous la main. Une main qu’il tendit, d’ailleurs, avant de comprendre que l’autre était un peu trop encombré pour ça.
– Mon nom c’est Luca ! Tu peux prendre ce que tu veux, c’est tout pour toi.