La journée commençait à peine que Luca voulait déjà en finir. Ce n’était pas tous les jours que ça lui arrivait, mais l’ancien robot croisait tous les doigts de son corps pour que le temps passe plus vite. Évidemment, plus il se concentrait sur les heures qui défilaient, moins elles défilaient. Les minutes s’égrenaient les unes après les autres, sans se presser et il ronchonnait dans son coin, en essayant, tant bien que mal, de trier un nouvel arrivage. Tout concentré qu’il était sur la perspective d’une bonne soirée, il ne s’intéressait même pas aux trésors, sous ses yeux. Ce qui n’arrivait quasiment jamais.
Ainsi, il travaillait en poussant, de temps à autre, de gros soupirs qui le vidaient de toute motivation et le laissaient immobile quelques secondes. Puis l’énergie lui revenait d’un seul coup et il se remettait à travailler frénétiquement, en jurant que s’il allait plus vite, s’il se concentrait plus, alors le temps passerait sans qu’il ne s’en rende compte. Une étrange boucle dans laquelle il s’était coincé depuis le matin et dont il n’arrivait pas à sortir. À chaque fois, il recommençait : il accélérait, ralentissait, soupirait, s’arrêtait, accélérait, ralentissait, soupirait, s’arrêtait…
Jusqu’à ce que le soleil décline à l’horizon.
Luca se donna même le droit de fermer le portail de la décharge plus tôt que d’habitude, en croisant les doigts, cette fois, pour que personne ne débarque au dernier moment, et s’enfuit à grandes enjambées dans son hangar. Puisqu’il avait officiellement fermé, le sourire était revenu se poser sur ses lèvres et il chantonnait un air d’un vieux film en noir et blanc, tout en courant entre les meubles du grand hangar. Il s’arrêta à peine pour regarder les nouveaux résidents qui avaient dû construire leur nid dans la journée : deux petits moineaux domestiques qui le regardèrent passer d’un œil curieux.
Dans un brouhaha incroyable, le brun fouilla l’une de ses étagères et, trésor en main, retourna à l’autre bout du hangar en galopant, pour s’emparer d’un autre trésor. De ces trésors qu’il était le seul à appeler « trésor » et qui, généralement, ne servaient à rien. Ce n’était ni joli, ni utile, mais les yeux de Luca ne voyaient jamais les choses comme les yeux du reste du monde et il attendait, de pied ferme, le jour où la jolie EVE viendrait dans son hangar faire un peu de magie avec tous ces objets.
En attendant, il était question de baskets trouées, de roues d’une vieille Buggy téléguidée et de petites blanches qu’il avait découpées. Luca posa le tout sur un des meubles, en poussant le reste de ses affaires pour faire de la place, et se mit au travail. Il fixa les roues sur les planches avec des vis et les planches aux baskets avec du gros scotch orange. Quand il fut presque certain que son affaire tiendrait le coup, en tirant un peu dessus, Luca se déchaussa et enfila ses nouvelles chaussures à roulettes. D’une puissante poussée sur le meuble, il s’élança dans le hangar, jusqu’à dehors.
Évidemment, même avec des roues tout terrain, rouler sur le sol bétonné du hangar et rencontrer, soudain, les cailloux et la poussière de l’extérieur n’avaient rien à voir. À peine eut-il fait un mètre dehors qu’il perdit l’équilibre et s’étala de tout son long dans un grand bruit. Luca savait bien qu’il aurait été plus à l’aise sur des chenilles, comme celles qu’il avait dans son monde, mais il ne s’attendait pas à un tel fiasco ! Dépité, il prit le temps de se relever et de constater que la nuit était tombée depuis longtemps.
Quelques secondes à peine après sa propre chute, Luca entendit, plus loin dans la décharge, quelque chose dévaler l’une des collines de ferraille. Il releva immédiatement ses yeux sombres vers les piles de détritus et se demanda si c’était son raton-laveur qui était revenu lui voler des affaires. Depuis le temps que l’ancien robot essayait de lui mettre la main dessus, il n’avait toujours pas attrapé le chapardeur pour lui donner, plutôt que de vieux objets ternes, une belle gamelle bien brillante.
Ni une ni deux, le brun bondit sur ses jambes et dut jouer des bras et du bassin pour garder son équilibre. Conscient que son affaire ne fonctionnerait pas et qu’il risquait, plutôt, de tomber à nouveau, il arracha les bandes de scotch, s’empara des roues clouées aux planches et s’élança dans la cour. Il n’arrêta de courir qu’en entendant une voix de femme s’élever d’entre les piles et le prévenir qu’elle était armée. Aussitôt, Luca bondit derrière un vieux fauteuil abandonné là et ne bougea plus. Armée ? Il ne voulait plus se faire tirer dessus !
Puis elle décréta qu’elle n’était pas du tout armée, deux secondes plus tard, et Luca fut totalement perdu. Il se gratta l’arrière du crâne avec l’une des roues, en se questionnant sur ce qu’il devait faire. Incapable de trouver une solution, il fit la seule chose possible :
– T’es vraiment armée ? cria-t-il, de derrière son fauteuil. Genre… des lasers surpuissants bien cachés dans tes petits bras ?
Au moins, il serait fixé sur la nature de la menace et se félicita, lui-même, de sa question avec quelques hochements de tête approbateurs. Et pour aller avec ses mots, il se décida, finalement, à pousser l’une de ses armatures en bois, munie de roulettes, vers le milieu de la cour. Les petites roues tressautèrent sur les cailloux et s’arrêtèrent plus loin sans qu’aucun laser ne vienne les détruire. Alors, tout allait bien, non ? Luca se leva d’un coup et chercha, du regard, un signe de l’intruse.
– Je suis pas de la police, je travaille ici. (Il s’avança dans l’obscurité pour mieux voir l’inconnue.) T’étais dans la décharge quand j’ai fermé et je t’ai pas vue ? Je voulais pas t’enfermer, je peux rouvrir, si tu veux partir. Tu cherchais des trésors ?
Ses yeux sombres s’illuminèrent de petites étoiles à la seule évocation qu’elle puisse, comme lui, chercher parfois quelques merveilles dans les déchets des habitants de la ville. C’était fou tout ce que tout le monde jetait, tout le temps ! Il s’arrêta à quelques pas de la jeune femme et constata, alors, les quelques égratignures qu’elle avait dû se faire en tombant.
– Wow ! T’es blessée ! T’es tombée ? Ça m’arrive tout le temps aussi ! Hmm, tu veux entrer chez moi ? J’ai peut-être des pansements qui traînent quelque part. Je crois qu’on m’en a refilés, une fois, et que je les ai pas utilisés.
Il n’était pas bien sûr de savoir où il les avait posés, mais il se souvenait qu’un gamin lui avait confié une boite entière, après avoir vu les coupures que Luca s’était faites aux doigts, à cause de l’une de ses expériences étranges. Des mains parfaitement guéries, maintenant (quoi qu’un peu salies par sa chute plus tôt) qu’il tendit à la brune, avec un grand sourire.
– Moi, c’est Luca ! Et toi ? Ça va ? Tu t’es pas fait trop mal ?