Depuis plusieurs jours, j'étais devenue une ombre. Je me faufilais dans les recoins sombres, causais peu de remous, sans me faire remarquer. J'étais invisible.

C'était un de mes multiples talents. Je pouvais attirer le regard tout autant qu'inspirer un profond désintérêt. Il suffit pour cela d'adopter l'attitude adéquate. Je portais des vêtements simples, de couleur sombre. Mes cheveux étaient ramenés en un chignon quelque peu négligé. J'étais à peine maquillée. Rien susceptible d'attirer l'attention. Quant à mon comportement, il était réservé. Dès que j'entrais quelque part, je baissais les yeux. Je ne cherchais pas le contact avec les autres.

Malgré le danger qui rôdait, j'avais choisi de rester à Storybrooke. J'avais besoin de comprendre ce qui arrivait. Ma curiosité avait toujours été plus forte que la raison. J'avais quitté le grenier de Baker Street sans prévenir personne. Depuis, je logeais à diverses adresses. Je ne restais pas au même endroit. Par ce biais, j'espérais dérouter mes ennemis, voire les semer, même si je me doutais que ce ne pourrait être si simple.

En entrant dans ce petit restaurant du centre ville, je n'avais pas prévu que mon regard croise celui d'un titan. Pourtant, il était là, assis à une banquette près de la vitre. De toute évidence, il était en fin de repas. A moins qu'il n'ait commandé qu'un thé ? Oubliant toute réserve, je traversai le restaurant pour le rejoindre. Tout en marchant, j'avais rapidement élaboré une diabolique petite idée. Une fois devant lui, je ne lui laissai pas le temps de réagir et me penchai afin de déposer un léger baiser sur sa joue.

"Oh, cher oncle Rudy ! Quel plaisir de te voir !" dis-je avec un large sourire. "Désolée du retard, j'ai été retenu par Frank."

Me composant un visage pétillant, j'allai m'asseoir sur la banquette en face de lui et ôtai mon manteau.

"Tu as raison de ne pas m'avoir attendu pour manger. Je suis affamée !"

Ignorant son expression indécise, je me saisis de la carte des menus et la parcourus rapidement. Puis, sans bouger la tête, je plantai mon regard dans le sien. Mon visage redevint brusquement sérieux.

"Je sais ce que vous vous dites. Vous pensez que je vous confonds avec quelqu'un d'autre. Détrompez-vous, je sais pertinemment qui vous êtes."

Ma voix n'était guère plus qu'un murmure, mais je détachais suffisamment bien chaque syllabe pour être entendue par lui, et uniquement par lui.

"Enchantée, Seigneur Hypérion."

Par respect, j'inclinai légèrement la tête dans sa direction. Etant donné ma position délicate, je ne pouvais faire davantage pour faire acte de pénitence. Peut-être nous observait-on ? Peut-être qu'ils étaient là, tout près ? Peut-être étaient-ils entrés dans le restaurant, quelques secondes après moi...

"Vous ignorez probablement qui je suis. Eurus Holmes. Et je suis actuellement recherchée par des individus qui me veulent du mal. J'ose espérer, dans votre immense bonté, que vous allez me venir en aide."

A ce moment-là, le serveur vint vers nous. Retrouvant une expression détendue, je commandai des quenelles de brochet à la bisque de homard, accompagnées de brocolis. En cavale, mieux vaut manger léger, sans pour autant oublier d'être distingué. Une fois le serveur parti, j'en profitai pour jeter un coup d'oeil dans la salle animée. Je me tournai ensuite de nouveau vers Hypérion.

"Je sais qu'ils sont là. J'ignore à quoi ils ressemblent, car ils sont nombreux. Etes-vous capable de repérer les auras mal intentionnées ?"

Ce serait un avantage loin d'être négligeable.

"Je vous dédommagerai pour le service que vous me rendez, bien entendu."

J'ignorais encore de quelle manière, mais j'avais une imagination débordante. Je ne m'inquiétais pas pour si peu. Ce qui me préoccupait à l'heure actuelle, c'était ma sécurité. Fort heureusement, grâce à Frank, je savais que Sherlock, John et Mrs. Hudson se portaient bien. Mes ennemis n'avaient pas cherché à faire pression sur eux pour me forcer à me montrer. Soit ils n'étaient guère intelligents, soit ils avaient beaucoup plus gros en mains pour prendre autant leur temps.

Le cheesecake et le thé arrivèrent avant mes quenelles de brochet. Cela n'était pas dérangeant puisque j'avais une faim de loup ; peu importait l'ordre dans lequel les plats étaient servis. L"Oncle Rudy" était un original, à moins qu'il n'ait pas écouté ma commande passée auprès de la serveuse. Peut-être avait-il des troubles de l'attention dues à son grand âge ? J'aurais peut-être dû le ménager davantage.

En tous cas, il était naturel qu'il réclame de plus amples détails concernant ma situation. Tout en écoutant son délire sur la neige, je picorais le cheesecake. Bien que j'avais faim, je ne me départissais pas de la distinction inhérente à une Holmes (les nombreuses années au pensionnat pour jeunes filles de Sainte Augusta avaient fini par payer). Du bout de ma fourchette, je coupai un petit morceau de cheesecake avant de le glisser délicatement dans ma bouche et de le laisser fondre.

Tandis que je l'écoutais, je m'interrogeais. S'agissait-il d'une simple conversation ou était-ce une sorte de message codé ? Oh, probablement que mon cerveau galopait trop vite et trop loin, une fois encore. Même si "Oncle Rudy" était un titan, il ne fallait pas espérer un trop haut niveau d'intelligence. Les gens sont souvent décevants. Quoi qu'il en soit, j'étais curieuse de découvrir s'il serait agréable de converser avec quelqu'un comme lui. Pour l'instant, je me sentais plutôt bien -au moins autant que me le permettait ma périlleuse situation.

C'était assez amusant de partager une part de cheesecake avec Hypérion. Il aurait pu commander deux assiettes séparées, mais non. Je notai qu'il possédait un tempérament farceur, surtout lorsqu'il se nomma "oncle bien aimé". Par ce biais, il me signifia qu'il voulait bien m'apporter son aide.

"Pour vous expliquer, il faudrait que je revienne des années en arrière."

J'affichai une petite moue. En avais-je vraiment envie ? Avais-je une autre solution sous le coude ? Pas pour le moment. Tout ceci risquait de très mal finir. Alors, autant prendre la main qu'on me tendait, non ?

"D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été un peu différente des autres. Je ne dis pas ceci pour me vanter, car mon don est aussi une malédiction."

Je posai ma fourchette et poussai la petite assiette vers lui. J'avais mangé la moitié du cheesecake, l'autre lui revenait -même s'il n'en restait plus grand-chose. Je me lançai dans la dégustation des quenelles que la serveuse venait d'apporter. J'attendis qu'elle se fut éloignée pour poursuivre à voix basse, penchée vers la table :

"En touchant des objets ou des personnes, il m'arrive d'avoir des flashes. Je devine des choses, je ressens des choses. Cela m'aide à obtenir des informations sur les gens. Mon frère Sherlock a ce don en horreur."

J'eus un petit sourire supérieur et amusé à cette pensée.

"Il doit sûrement penser que tout me tombe tout cuit dans le bec, alors que lui doit redoubler de concentration avec sa science de l'observation."

Je mâchai une bouchée de quenelle. C'était absolument délicieux ! Puis je repris d'un ton pondéré :

"Pourtant, ça n'est pas de tout repos. Parfois, les flashes sont si agressifs, si horribles que j'en perds le sommeil. Quand j'étais petite, je faisais de terribles cauchemars. Mes parents m'ont admistrée un traitement médicamenteux et je n'ai plus eu de terreurs nocturnes ensuite. Mon don s'est manifesté de nouveau à mon entrée au pensionnat pour jeunes filles, car je ne prenais plus les médicaments. Au début, j'ai eu peur, puis j'ai appris à vivre avec. Je me suis rendue compte que mes "visions" étaient souvent moins horribles que le comportement de la majorité des gens, et que de surcroît, elles m'aidaient à mieux comprendre le monde qui m'entourait."

A mesure que je parlais, mes yeux noirs pétillaient. J'aimais ce que je racontais. C'était plutôt libérateur de dire la vérité. Je ne prenais pas trop de risque de la dévoiler à cet inconnu, car s'il en avait envie, il pouvait me détruire en un claquement de doigts. Ca n'était pas dangereux de lui mettre ces informations supplémentaires en tête.

"Ces gens qui me traquent ont quelque chose à voir avec mon don." dis-je en masquant mon anxiété. "Je le sens. Je ne sais pas pourquoi ça les intéresse et... je n'ai pas spécialement envie de le découvrir."

Je me mordis brièvement les lèvres, avant de baisser les yeux sur mon assiette. Je continuais de manger en silence pendant quelques secondes, abîmée dans mes réflexions. En croisant le regard d'un de ces hommes, j'avais ressenti un tel froid... La pénombre m'avait instantanément engloutie et j'avais eu l'impression de chuter dans un goufre sans fin. Jamais encore je n'avais éprouvé une telle terreur. J'ignorais ce qu'ils me voulaient, mais je préférais être bien entourée avant de le découvrir.

"Je n'ai jamais été aussi honnête d'entrée de jeu avec qui que ce soit." réalisai-je, mi-étonnée, mi-songeuse. "Il faut croire qu'avec Oncle Rudy, on se sent aussitôt en confiance."

J'esquissai un petit sourire par-dessus mes quenelles fumantes. Je me demandai ce que je verrais si je touchais la main du vieil homme. Sans doute des choses fascinantes... Mais non. Pas maintenant. Pas tout de suite. Je ne cherchai pas à le brusquer, bien au contraire.

Plus nous discutions, et plus la part de cheesecake s'amenuisait. Hypérion posait beaucoup de questions, ce qui était normal puisqu'il cherchait à comprendre. Il aimait aller au fond des choses. C'était un trait de caractère que nous partagions.

"A ce que j'ai compris, ces personnes ne te cherchent pas nécessairement parce que tu as un don différent du leur, mais parce que tu as le même qu'eux, c'est cela ?"

J'acquiesçai lentement.

"Ce que tu ressens, ou plutôt ce que tu devines, c'est la réalité ? Il t'arrive de te tromper ?"

"J'ignore s'il s'agit de la réalité car cette dernière est relative. Vous devez le savoir mieux que quiconque." répondis-je d'un ton entendu. "Je qualifierais plutôt les flashes comme étant des échos du passé. Les personnes les plus basiques prétendent que ce sont des fantômes ou des poltergeists. Pour ma part, je pense que rien de tout ceci n'existe. La psychométrie, c'est une perception différente de la réalité. Je vois les choses en quatre dimensions au lieu de trois."

C'était imagé, bien entendu, car je savais qu'il existait davantage de dimensions. Les scientifiques en avaient trouvé jusqu'à onze, si mes lectures sur la physique quantique étaient à jour.

"Je vois, ou plutôt je ressens, ce qui échappe à la majorité des gens. Les empreintes laissées par une mort violente, par exemple."

Je bus quelques gorgées de mon eau pétillante avant d'ajouter :

"Et pour vous répondre tout à fait, je ne me suis jamais trompée."

Cette fois-ci, j'avais légèrement menti. Mais un si petit mensonge, est-ce vraiment grave ? Par deux fois, j'avais mal interprété un flash. C'était pratiquement un sans faute, sans compte que cela ne m'avait pas porté préjudice.

Hypérion précisa qu'il avait créé le monde des contes, ce que je savais déjà. Quelques années plus tôt, après avoir sympathisé avec Apollon, j'avais posé quantité de questions et il y avait répondu sans aucune réserve, ce qui m'avait permis de croiser les différentes informations. J'étais probablement l'humaine sans aucun lien solide avec les divins à en connaître autant sur eux.

"Mon traitement ?"

Prise au dépourvu, j'avais écarquillé les yeux. De quoi parlait-il ? Faisait-il mention des médicaments contre la tumeur présente dans mon cerveau ? Puis, je réalisai qu'il faisait allusion au traitement que mes parents m'avait donné lorsque j'étais enfant.

"Non. Hors de question de m'empoisonner avec ces choses." dis-je en grimaçant. "De nos jours, nous ingurgitons suffisamment de substances toxiques. Vous ne trouvez pas ?"

Question purement rhétorique. Hypérion était au-delà de ce genre de problème.

"Je vous laisse le reste du cheesecake." précisai-je avec un sourire amusé.

J'avais été surprise de le voir piquer un morceau de quenelle à l'aide d'une fourchette qu'il avait fait apparaître. Dans le fond, il était un grand enfant un peu trop gourmand. J'étais certaine de lui faire plaisir en lui laissant la dernière moitié du gâteau. D'ailleurs, il ne se fit pas prier et se jeta pratiquement dessus.

"J'ignore pour quelle raison ils ont attendu aujourd'hui pour passer à l'action." répondis-je enfin à sa question concernant mes ennemis. "Peut-être qu'ils ne viennent pas du monde des contes. La psychométrie est un don que certaines personnes du monde réel possèdent aussi."

Je m'abîmai quelques instants dans la réflexion. Je m'étais déjà posée toutes ces questions. En tous cas, je ne les connaissais pas. S'ils venaient du monde des contes, ils pouvaient être originaires de n'importe lequel, pas forcément du mien.

"A ma connaissance, personne n'avait ce don à part moi, là d'où je viens."

"J'aimerais aussi te demander quelque chose d'important. Comment sais tu que c'est pour ton don qu'ils te traquent ?"

"Je l'ai senti." répondis-je sans hésiter. "En apercevant l'un d'eux, je me suis sentie tomber dans un goufre sans fin. L'obscurité a refermé ses bras sur moi. Je n'ai jamais ressenti une telle horreur. Je n'ai pas de mots pour l'expliquer. Je sais que c'est ça qu'ils veulent, aussi sûrement que je sais que le feu brûle."

Je m'aperçus que ma main tenant ma fourchette tremblait. Je la posai brusquement et lançai avec un entrain forcé :

"Partons."

J'avais fini mes quenelles, lui avait terminé le cheesecake. Plus rien ne nous retenait dans ce dinner, sans compter qu'il me tardait d'emmener le titan vers l'endroit qu'il réclamait. Moi aussi, je souhaitais une confrontation. Je voulais mettre un terme à ce conflit au plus vite. J'en avais assez de vivre dans la peur. C'était un état d'esprit qui ne me seyait pas.

Une fois dehors, je déclarai tandis que je fermais ma veste :

"Le plus logique, pour les confronter, ça serait d'aller à mon appartement, mais..."

J'hésitai. Quelque chose me retenait.

"Il y a mon frère, là-bas. Je ne veux pas le mettre en danger."

Je croisai le regard de Hypérion, tout en continuant de réfléchir.

"S'ils sont correctement renseignés à mon sujet, ils savent que je me rends souvent à l'hôpital de Storybrooke."

Je l'observai, soucieuse. Allait-il prendre le risque de mettre en danger des centaines de personnes ?

Hypérion était quelqu'un d'attentionné. Qui l'eut cru ? J'avais toujours imaginé les titans comme étant des personnes froides et hautaines. Celui-là m'apparaissait sous un bien meilleur jour, avec son penchant gourmand et courtois. Je plaçai correctement sur mes épaules le châle qu'il avait fait apparaître, après l'avoir remercié. Cela ne m'arrivait pas souvent d'être choyée. Beaucoup de gens me voyaient comme une jeune femme libre et indépendante -c'était l'image que je souhaitais montrer- et par ce biais, aucun n'avait véritablement d'égards. Pourtant, l'un ne va pas sans l'autre. Ca n'est pas parce qu'on est débrouillard que l'on n'a pas envie de se sentir protégé ou aimé, de temps à autre. J'appréciais donc les petites attentions de Hypérion ; elles étaient bienvenues.

Tandis que nous marchions sur le petit chemin boisé menant au bord de l'eau, nous discutions tranquillement de tout et de rien. Je me sentais si insouciante que j'en oubliais presque la raison première qui m'avait poussée à approcher Hypérion.

Reste sur tes gardes, Eurus, réalisai-je brusquement. Ce titan est ton allié pour l'instant, mais rien ne dit qu'il le restera. Tu dois redoubler d'ingéniosité afin de ne pas perdre l'intérêt qu'il te porte.

"Pourquoi n'avoir jamais sauté le pas avec Arthur Conan Doyle ? Si vous êtes féru de littérature, c'est étrange de ne pas lui avoir laissé sa chance. C'est un excellent auteur."

J'avais lu certaines de ses nouvelles et j'avais beaucoup aimé. Je m'étais amusée par beaucoup d'anecdotes qui avaient véritablement existé dans le passé de mon frère ou le mien.

"Quoique... la soeur de Sherlock Holmes n'existe pas chez Conan Doyle, donc c'est compréhensible que vous n'ayez pas eu envie de pousser la curiosité plus loin."

Je lançai un regard mutin à Hypérion, sans cesser de marcher.

"C'est étrange cette similitude entre le monde de l'imaginaire et le monde réel, n'est ce pas ? J'ai depuis longtemps était fasciné par cela."

"Vous prêchez une convertie. La Malédiction lancée par Regina Mills n'a pas eu que de mauvais côtés. Nous avons découvert, nous, résidents d'un autre monde, que celui-ci possède des échos de nos propres existences sous forme de romans, de contes ou même de dessins animés. Je trouve que c'est fascinant. A partir de là, on peut se demander : lequel de ses deux mondes s'est inspiré de l'autre ?"

Je supposais que Hypérion connaissait la réponse à cette question, puisqu'il était le créateur de ce qu'on appelait le "monde des contes". Pourtant, étant donné sa réflexion précédente sur les similitudes entre le monde de l'imaginaire et le réel, il y avait de quoi méditer de longues heures sur le sujet.

"Probablement que nous ne le saurons jamais."

Ensuite, Hypérion orienta de nouveau la conversation sur mon don.

"Effectivement, je fonctionne essentiellement à l'instinct." appuyai-je.

L'intuition était depuis toujours ma principale alliée. Par extension, c'était elle qui affinait mon don de psychométrie. Sans un bon instinct, on ne réussit rien. En revanche, ce que j'omis de préciser, c'est que j'étais dotée d'un sens aigu de réflexion. Mon cerveau fonctionnait très rapidement, ce qui me permettait de tirer parti de n'importe quelle situation.

"Sherlock Holmes ne serait t'il pas le plus apte à retrouver la trace de ces personnes ? Pourquoi ne pas lui avoir confié ce qui t'arrivais ? Il aurait pu t'apporter son aide, à sa manière, sans pour autant se mettre en danger. "

Je secouai aussitôt la tête de façon catégorique, tout en portant une main à mon châle afin de l'enrouler autour de mon cou comme une écharpe. Le titan avait raison : au bord de l'eau, le froid était nettement plus mordant.

"Vous avez répondu vous-même à cette question : si je ne lui ai rien dit, c'est bien pour ne pas le mettre en danger. Je sais qu'il se serait jeté tête la première dans cette enquête, mais elle dépasse son entendement. Il possède un esprit trop cartésien. Face à des ennemis surnaturels, il perdrait pieds."

Oui, je le protégeais d'une certaine manière. Peut-être de façon un peu maladroite. Je ne voulais pas être responsable de sa mort. Je savais qu'il prenait des risques dans chacune de ses affaires et cela le regardait, mais pour rien au monde je ne voulais qu'il lui arrive malheur par ma faute. Jamais je ne me le serais pardonnée.

Nous nous arrêtâmes au bord de l'eau. Hypérion semblait pensif et intrigué. Il tendit la main vers moi, comme pour m'inviter à regarder. Je n'en espérais pas tant. Cependant, au moment de le toucher, mes doigts restèrent en suspens dans l'air. Une hésitation. Une crainte. Etait-ce dangereux de plonger dans le passé d'un titan ? Risquais-je de m'y noyer ?

La tentation était trop forte. Tant pis si je perdais la raison, ou si je me perdais tout court. J'avais envie de savoir. Aucun humain n'avait jamais fait ce que je m'apprêtais à faire. Cela suffisait à repousser tous mes doutes.

Ma main toucha la sienne. Je retins mon souffle. Sa peau était tiède et molle. Une chair de vieillard, mais fourmillant de vie. Pendant quelques secondes, rien ne se produisit. Je lui lançai un regard interrogateur. Faisait-il exprès de bloquer le processus ?

Puis, soudain, un vent glacial s'abattit sur moi. Une rafale terrible s'insinua sous les moindres recoins de mes vêtements, me gelant jusqu'aux os. De tous mes yeux, je vis le ciel devenir à la fois sombre et parcouru par mille couleurs chatoyantes, qui semblaient onduler au rythme du vent. Une aurore boréale. Hypérion était le gardien de l'Aurore.

La neige nous environnait à perte de vue tandis que l'aurore boréale ne faiblissait pas.

Une voix s'éleva alors autour de nous. D'un ton lointain et farouche, elle dit :

"L'Hôtel Bleu... C'est l'unique solution."

C'était la voix d'un jeune homme qui flottait dans l'espace, hors de portée. Je serrai davantage la main de Hypérion dans la mienne, mais aucun visage ne se matérialisa. La voix semblait ne pas avoir de corps.

"Je dois me rendre à l'Hôtel Bleu."

Il parlait d'un ton ferme. La neige tourbillonna, le vent se leva de nouveau, devenant si mordant que je fus contrainte de briser le contact.

Haletante, hagarde, je dévisageai Hypérion. A en juger par son expression, il avait vu et entendu la même chose que moi.

"D'ordinaire, je suis la seule à percevoir. Peut-être que c'est différent puisque vous êtes... ce que vous êtes." balbutiai-je.

J'écartai ma main pour de bon et remis une mèche de cheveux derrière mon oreille.

"Eh bien... ce fut aussi intense que ce que je pensais." déclarai-je avec un sourire incertain.

Avisant le château en bois pour enfants sur la plage, je m'en approchai afin de m'asseoir sur l'un des rebords. Ce simple contact m'avait épuisée. Je me sentais vidée de toute énergie, et en même temps, traversée par un apaisement sans pareil.

Après quelques secondes -le temps de reprendre mon souffle- je demandai à Hypérion, levant la tête vers lui :

"Cet Hôtel Bleu... de quoi s'agit-il ?"

L'interprétation d'un ressenti était toujours extrêmement ardu. Il arrivait que je ne comprenne pas immédiatement. Dans ce cas précis, je n'avais aucune idée de ce dont il était question, ce qui m'intriguait d'autant plus.

Connaissance et Savoir. Evidemment, la devise de Hypérion résonnait d'une façon étrange et familière en moi. Sans connaissances, l'humain n'est qu'une boîte vide, un amas de chair ignorant. Toujours apprendre, toujours garder en tête le désir d'aller plus loin. L'ambition, le savoir, la ruse, tant de termes pour me qualifier.

J'écoutais le titan avec une attention posée. Cette conversation me permettait de recouvrir mes forces, même si je me sentais toujours assez fatiguée.

Je le comprenais parfaitement quand il disait que les valeurs qu'il avait faites siennes pouvaient se révéler dangereuses. Combien de fois m'étais-je brûlée les ailes en voulant connaître trop de choses, en cherchant dans les endroits interdits ? La Connaissance et le Savoir sont deux fruits défendus que l'Homme a désiré et dont il doit payer le prix. En même temps, il s'agit d'une nourriture de l'esprit indispensable.

"Qu'y a t'il sous le plancher ?"

Je tressaillis. Prise au dépourvu, je le dévisageai. De quel plancher parlait-il ? Comment pouvait-il savoir ? Puis, il expliqua qu'il avait vu la main de Sinmora prendre des flacons puis les reposer, dans une chambre très sombre.

Je fermai les poings sur mes cuisses et sentis les ongles s'enfoncer dans ma chair. Avait-il plongé en moi pendant que je lisais à travers lui ? Ce genre de phénomène ne se produisait jamais, mais c'était la première fois que j'usais de mon don de psychométrie sur un titan. J'aurais dû me montrer plus prudente. Je m'étais ruée tête la première dans un piège. Cependant, je ne regrettais pas ce que j'avais fait, je regrettais seulement d'avoir été prise à mon propre jeu. A présent, il fallait assumer.

"Mon traitement." répondis-je, placide.

A quoi bon mentir ? Il avait entrevu une partie du secret. Si je trichais, il le découvrirait tôt ou tard et il en serait fini de notre amitié naissante. Je ne pouvais me permettre de le perdre. Jamais je n'avais visé aussi haut dans mes relations.

"J'ai une tumeur qui oppresse la zone de l'hippocampe dans mon cerveau. Il se peut qu'un jour, je me réveille en ayant oublié jusqu'à mon propre nom."

J'avais parlé d'un ton détaché. Je ne souhaitais pas qu'il se montre compatissant. Mon but n'était pas de paraître amoindrie. Au contraire, j'avais appris à vivre avec cette vérité. Cette petite chose amenée à me détruire faisait partie de moi. Pendant trop longtemps je l'avais ignorée et cela n'avait servi à rien.

Brusquement, je tournai la tête vers lui pour plonger mon regard dans le sien.

"La Connaissance et le Savoir sont inestimables à mes yeux. Ils sont l'un et l'autre un trésor que je chéris à chaque instant, car je sais qu'il ne s'agit que d'un emprunt. Ils sont voués à disparaître de ma mémoire. Oh, ça n'a rien de triste en soi : tout le monde oublie en mourant. Cela me ramène simplement à mon amère condition d'être humain."

J'esquissai un faible sourire.

"Vous n'avez pas répondu au sujet de l'Hôtel Bleu. Dois-je en conclure que vous ignorez de quoi il s'agit ou que vous évitez d'en parler ?"

Dans tous les cas, ces deux options étaient très intrigantes. Dans le premier cas, cela confirmait qu'un titan n'avait pas la science infuse, ce qui était à la fois rassurant et inquiétant ; dans le second cas, s'il souhaitait garder le silence, ma curiosité n'en serait que décuplée. J'avais beau chercher, entrecroiser les données dans ma tête, cet Hôtel Bleu ne m'évoquait rien du tout.

"Vous devriez me laisser seule." déclarai-je soudain sans aucun à-propos.

Allait-il penser que sa compagnie avait fini par m'ennuyer ? S'il était fin observateur -ce dont je ne doutais pas- une pareille idée ne pouvait gravir les aspérités de son esprit. Nous avions eu une conversation bien trop stimulante.

Penchant la tête vers la sienne, je poursuivis à voix basse :

"La plus sage décision serait de laisser les ennemis me prendre."

Sans lui laisser le temps de répondre, j'ajoutai :

"Ainsi, nous saurons de quelle manière ils souhaitent obtenir mon don et nous pourrons trouver leur faiblesse afin de leur porter le coup de grâce."

C'était une déduction si logique que la perspective de me livrer ne m'angoissa pas outre mesure. J'avais l'impression que tout était écrit et que j'avais seulement repousser l'échéance de lire le dernier chapitre.

"Si vous n'êtes plus là, ils viendront. C'est sûr et certain. Ces derniers jours, j'ai redoublé d'efforts pour les semer. Ils sont très forts. Ils sentent les choses."

Je me levai d'un bond sans cesser de le fixer avec l'ombre d'un sourire en coin sur mon visage déterminé.

"Vous viendrez me sauver. Je sais que vous viendrez. Le rôle du chevalier vous ira très bien."

Eurus Holmes, demoiselle en détresse. Je grimaçai intérieurement à cette pensée. Ce rôle ne me seyait guère, mais de toutes façons, je n'avais pas prévu de me laisser secourir sans agir. J'avais l'intention de me glisser dans la moindre faille afin de mettre à bas mes ennemis.

"Qu'en dites-vous, oncle Rudy ?" lançai-je avec une once d'espièglerie.