Storybrooke, la nuit.
Comme bien des villes, je ne l'avais jamais vue de jour, car c'est plus pratique de voler des choses drapé dans l'obscurité. On ne me voyait jamais.

Pour une fois, j'avais cédé au caprice de Lilith et avais accepté qu'elle m'accompagne. C'était assez drôle de la voir s'extasier sur le bitume des routes, la hauteur des maisons et toutes les lumières fournies par l'électricité. Storybrooke était le meilleur endroit à faire découvrir à une fée, car très peu de gens se retournèrent à notre passage tandis que je marchai d'un pas nonchalant, les mains dans les poches, avec Lilith qui voltigeait de droite à gauche en diffusant une lueur dorée.

"J'aurais dû t'emmener plus tôt. Tu es très utile, comme lampe !" lançai-je pour la taquiner.

Elle croisa les bras et cessa de voler pour m'observer d'un oeil offensé. J'avais oublié que les fées étaient pires que les filles : encore plus susceptibles. Ca finirait par lui passer, car je n'allais pas m'abaisser à m'excuser. Après tout, je n'avais rien fait de mal. Elle exprima son mécontentement à grand renfort de gestes et de tintements. La seule fois où elle avait parlé avec des mots, c'était en présence de Led Zeppelin, alias le type louche doté d'une aura écrasante. Je l'avais soupçonné de lui avoir permise d'employer des mots rien que pour montrer sa supériorité sur moi. J'espèrais ne pas le croiser, cette nuit. J'étais de bonne humeur et n'avais aucune envie de tomber sur quelqu'un d'ennuyeux.

"Lilith, où vas-tu ?" demandai-je brusquement.

Je venais de remarquer que la fée avait accéléré l'allure. Elle fonçait en direction d'une rue que je ne connaissais pas. Elle ronchonna dans son langage que j'étais le seul à comprendre, et je roulai des yeux.

"Oui, je sais que tu préfères t'appeler Clochette, dorénavant." fis-je avec une moue.

Tout ça à cause d'une histoire illustrée qu'avait trouvée Plume et que Ringo nous avait lus, un après-midi pluvieux.

"Je n'ai pas aimé cette histoire." bougonnai-je. "Sauf quand Peter tue les Garçons Perdus s'ils lui désobéissent. Je devrais y penser, tiens..."

L'ombre d'un sourire carnassier apparut sur mon visage. J'avais toujours en travers de la gorge le fait que Ringo avait parlé de Violette dans la lettre pour Hadès. Pour le punir, je l'avais pendu par les pieds au-dessus des Gorges Ardentes de la montagne, mais il méritait un châtiment encore plus terrible.

La fée accéléra encore et je dus m'envoler à mon tour pour ne pas être distancé. Finalement, elle stoppa une fois arrivée devant un bâtiment rectangulaire, sombre, dépourvu de fenêtre, et dont le nom probable s'affichait en lettres bleues lumineuses au-dessus de la double porte noire. Comme j'étais incapable de le lire, j'étais bien avancé.

"Qu'est-ce qu'il y a ?"

Clochette désigna le mot lumineux et m'expliqua qu'elle trouvait cela joli. Elle ne savait pas lire, elle non plus. Ou alors, elle m'avait caché ce talent. A cette perspective, je me rembrunis. Je détestais me sentir en infériorité.

"T'es juste une luciole attirée par tout ce qui brille !" me moquai-je afin de reprendre le dessus.

Elle plissa des yeux et tout son petit corps prit une teinte rose violacée, signe qu'elle était en colère. A cet instant, trois personnes entrèrent dans le bâtiment. Le bruit sourd et régulier qu'on entendait se déversa dans la rue pendant quelques secondes. Ca tapait fort, à l'intérieur.

Clochette en profita pour se faufiler entre les gens et y pénétrer à son tour. La porte se referma sur elle, après qu'elle m'ait fait une grimace goguenarde en tirant la langue.

Un soupir m'échappa. Quelle bonne idée avais-je eu d'emmener une fée avec moi ? Sans grande motivation, je fis quelques pas pour entrer à mon tour, mais une grosse main se posa contre mon torse.

"T'as quel âge ?"

J'observai la main posée contre ma chemise blanche et levai lentement la tête. Elle appartenait à un homme massif, aux épaules carrées, qui portait un costume qui le faisait ressembler à un pingouin.

"T'as quel âge ?" répéta-t-il.

"Laissez-moi passer." fis-je en tentant de le repousser.

"Wow wow wow." répliqua l'adulte en conservant son calme. "Joue pas à ça, petit. Je suis sûr que tu n'es pas majeur."

Je fronçai les sourcils, agacé.

"Ma fée est à l'intérieur."

"Ouais, c'est ça." soupira l'homme.

"Elle vient de passer. Vous n'avez pas pu la louper !"

Hélas, les adultes ne voient souvent pas plus loin que le bout de leur nez. C'est pour cela que je venais peu dans le monde réel. Neverland est le meilleur endroit qui existe. Sans règles, sans frontières.
Je lus clairement dans les yeux de l'homme qu'il avait cessé de croire en quoi que ce soit depuis longtemps.

"Allez, carte d'identité. C'est le règlement. Sans ça, je ne peux pas te laisser entrer."

Je me reculai d'un bond, de peur que sa façon étriquée de penser finisse par me contaminer. Je voulais garder l'esprit libre et ouvert à tous prix.
Tout en le fixant avec mépris, j'époussetai mes vêtements. Il me décocha un regard à la fois surpris et outré.

"Souvenez-vous de ça : la vie est trop courte pour se prendre la tête. Ca pourrait vous servir." lançai-je avant de m'éloigner à grands pas.

Une fois que je fus certain qu'il ne pouvait plus me voir, je m'envolai et décrivis un arc dans le ciel pour me poser en douceur sur le toit du bâtiment sombre. Les basses de la musique faisaient résonner la paroi sous mes pieds. Comme un funambule, je me déplaçais dessus jusqu'à trouver ce que je cherchais : un velux entrebâillé. Je l'ouvris en grand et me glissai à l'intérieur.

Curieusement, il faisait tout aussi sombre dans la grande boîte rectangulaire (j'avais décidé de l'appeler ainsi, puisque l'architecture était impersonnelle), même si des projecteurs balayaient l'immense salle de lumières agressives, par intermittences. Des gens -de jeunes adultes principalement- se trémoussaient au son de la musique assourdissante (qui me faisait regretter le bon vieux rock bien rétro). L'espace était partagé entre une piste de danse et un coin avec des tables, des fauteuils et des canapés. Un homme au comptoir distribuait des boissons.

En équilibre sur la charpente du bâtiment, j'observai le monde s'agiter en contrebas. Un peu fasciné. Beaucoup désorienté. Avec des lumières aussi agressives, j'allais avoir un mal fou à retrouver Clochette, surtout qu'elle devait beaucoup s'amuser de cette partie de cache-cache improvisée.

"Tu veux la jouer comme ça, hein..." murmurai-je.

Je me sentis peu à peu gagné par un fourmillement irrésistible : de l'amusement.

Quittant mon perchoir, j'atteris souplement à pieds joints sur le sol, près de dix mètres plus bas. Nul ne remarqua mon arrivée dans la pénombre. Tout aussi facilement, je me faufilai derrière le comptoir, guettai l'instant où le barman avait le dos tourné, et attrapai la première bouteille qui me passait sous la main.

Puis, j'allais m'installer dans un fauteuil moelleux. Si Clochette me voyait, elle risquait d'être contrariée de constater que je ne la cherchais pas. Et c'était mon but. La provoquer pour qu'elle se trahisse et signifie sa présence. Les fées sont très bêtes. Comme les filles.

Dans le clair-obscur de la salle, j'aperçus soudain un visage familier. Je me redressai quelque peu dans mon fauteuil. Elle m'avait reconnue, elle aussi. Même si elle était à moins d'un mètre de moi, je dus pratiquement crier pour couvrir le bruit ambiant :

"Violette ! Eh, Violette ! Par hasard, tu n'as pas vu une fille qui brille ? Elle est avec moi mais elle se cache !"

Les personnes qui nous entouraient et qui m'avaient entendu éclatèrent de rire tout en m'observant. Je leur décochai un regard oblique. Qu'est-ce que j'avais dit de drôle ? Ils voulaient ma photo ?

"Il est déchiré." lança une fille à une autre en riant.

Je fronçai les sourcils en observant mes vêtements. Je ne les trouvais pas trop abîmés, pourtant, comparés à d'autres que je portais parfois. Et le tissu ne me semblait pas déchiré. Je haussai les épaules. Afin de ne rien perdre de ma superbe, je portai la bouteille à mes lèvres et bus une gorgée, puis deux, puis trois... agréablement surpris par le goût de ce jus de fruits amélioré.

"Très bon, ce jus d'orange." fis-je remarquer tout en observant la bouteille.

Essayant d'amadouer Violette, je la lui tendis avec un sourire.

"Tu en veux ?"

Sur la bouteille était écrit le mot P-U-N-C-H.
Mais ça, évidemment, je ne pouvais pas le savoir...

Pourquoi était-elle si énervée ? Elle n'avait pas l'air de passer une bonne soirée. Pas étonnant avec tout ce bruit et ces lumières agressives. Ca aurait rendu hargneux n'importe qui.

J'écarquillai les yeux, surpris, en apprenant que le jus de fruits amélioré était en réalité de l'alcool. En revanche, je laissai planer le mystère concernant la façon dont je me l'étais procuré. Je ne répondis rien à Violette, me contentant d'afficher un sourire supérieur. Je n'étais pas peu fier d'avoir réussi à chiper quelque chose réservé aux adultes. Décidément, j'étais trop fort.

"Merci de gratifier ma soirée d’anniversaire de ta présence."

"Y a pas de quoi." répondis-je sans saisir le sarcasme.

Je me levai d'un bond et voulus récupérer la bouteille, mais la jeune fille ne semblait pas décidée à me la rendre. Je fronçai les sourcils, contrarié. Ne l'avais-je pas volée ? Par conséquent, elle était à moi, désormais. C'était une règle aussi vieille que tous les mondes : vole et ça t'appartient.

"Alors, tu veux bien m'aider à retrouver ma copine ?" demandai-je, quelque peu impatient. "A deux, on couvrira davantage de terrain. Je suis sûre qu'elle est restée au sol. Elle s'est sûrement mêlée à la foule afin de me rendre la tâche plus difficile. Elle est comme ça. Elle est presque aussi énervante qu'une fille."

Je lançai un regard de bas en haut à Violette, remarquant sa robe parsemée de paillettes, ou de strass. Je n'étais pas très au courant de ces choses-là vu que ça ne m'intéressait pas.

"Tu brilles presque autant qu'elle." lui dis-je tout en me rapprochant lentement. "Sauf qu'elle, c'est une fée. Elle sait faire plus de choses que toi. Comme voler, par exemple. Mais d'un côté, elle, elle ne sait pas envoyer des champs d'énergie ni devenir invisible."

Je me tus, réfléchissant. En fait, si on devait les comparer, elles étaient à égalité niveau pouvoirs. Quoique... Clochette savait fabriquer de la Poussière de Fée. Cependant, une autre question traversa subitement mon esprit, balayant tout le reste.

"Attends... qu'est-ce que c'est, un anniversaire ?" fis-je, indécis.

Ce mot ne m'évoquait rien. Ou plutôt, il symbolisait quelque chose de très flou, qui devait venir de la vie de l'Autre... Je n'avais aucune idée de quoi il s'agissait. Et je détestais fouiller dans les méandres du passé de l'Autre. A chaque fois, j'avais l'impression de plonger dans une eau glacée et je craignais de m'y noyer.

"C'est obligatoire qu'un anniversaire soit si bruyant et lumineux ?" repris-je en grimaçant.

Ca avait l'air tellement nul que c'était sûrement une chose inventée par les adultes. Violette me décevait d'avoir l'air d'y accorder tant d'importance. De toutes façons, il était trop tard pour elle.

Une nouvelle fois, je tentai de récupérer la bouteille, sans succès.

"Rends le punch. Il est à moi." dis-je, intransigeant.

J'aurais pu employer la force, mais je mettais toujours un point d'honneur à ne pas malmener une fille. Après tout, elles sont des choses fragiles et elles prennent la mouche pour un rien.

C'était curieux de constater que Violette semblait plus alarmée que moi à l'idée qu'il soit arrivé des bricoles à Clochette. Bien entendu, je me sentais concerné par l'affaire -sinon je ne serais pas entré dans la "boîte"- mais ce n'était pas pour autant que j'allais remuer ciel et terre afin de la retrouver. Elle m'avait faussé compagnie ; par conséquent, c'était à elle de faire l'effort de revenir vers moi. Je ne me faisais pas de souci : quand elle en aurait assez que je l'ignore, elle réapparaîtrait. Il fallait s'y prendre comme ça avec les fées. Quand on leur donne trop d'importance, elles deviennent si prétentieuses que leurs chevilles enflent et deviennent trop lourdes pour parvenir à voler.

Violette ne cacha pas son abattement concernant le fait que je ne savais pas ce qu'était un anniversaire, mais une fois qu'elle me l'eut expliqué, je ne trouvai vraiment pas ce qu'il y avait d'aussi fantastique là-dedans. Je lui fis part de ma pensée un peu sèchement :

"On te félicite de vieillir en t'offrant des cadeaux ? Hum, je sens bien l'attrape-nigaud des adultes là-dedans : ils ont inventé cette fête pour que les enfants acceptent de grandir ! C'est révoltant, vicieux, inacceptable ! On devrait brûler cet endroit sur-le-champ !"

N'avait-elle pas dit que c'était ici même qu'elle fêtait son anniversaire ? Il fallait le purifier par le feu.

... Je m'enflammais sûrement un peu trop. Aussi je pris le parti de me calmer.

Je haussai un sourcil énigmatique quand elle me demanda mon âge. Je n'avais aucune intention de le lui dire. De toutes façons, je l'ignorais. Je ne perdais pas mon Temps avec ce genre de détail insignifiant. L'important, c'était de vivre. Chaque seconde. Intensément.

Pour l'instant, j'étais assez contrarié de constater que Violette ne voulait pas partager MA bouteille de punch. J'étais bien décidé à la récupérer de force -tant pis pour mes principes- quand l'imbécile à qui j'avais volé la bouteille attrapa le poignet de la jeune fille.

Police ?

Ce mot ne me plaisait pas, même si j'ignorais de quoi il était question. L'intonation de l'homme sous-entendait de gros soucis. Quelque chose de mauvais.

Violette se débattait comme une fille mais l'adulte la tenait en respect. Je haussai un sourcil tout en l'observant. Pourquoi se comportait-elle comme une godiche ? Je l'avais vue combattre. Elle pouvait s'avérer redoutable avec ses boucliers et ses champs de force. Alors pourquoi ne faisait-elle rien ?

En tous cas, le comportement de l'homme m'horripilait. Un adulte dans toute sa "splendeur"... Il jubilait de la voir sous son joux. Ca se voyait dans ses yeux. Je ne parvins pas à en supporter davantage.

Je profitai qu'il soit obnubilé par sa boîte parlante électronique pour faire une percée héroïque : je fonçai droit sur lui, tête penchée comme un bélier, et le bousculai en y mettant toute ma force. Surpris, il perdit l'équilibre et se vautra par terre. Il en avait lâché Violette.

"VIENS !"

J'attrapai sa main et l'entraînai en vitesse vers la sortie de la boîte, bousculant les gens au passage qui restaient stupidement plantés comme des piquets en nous dévisageant.

Une fois à l'air libre, je ralentis l'allure mais sans arrêter pour autant. Il fallait mettre le plus de distance possible entre cet endroit et nous.

"Tu vois que les anniversaires c'est nul." lançai-je à la jeune fille sans la regarder. "Ca ne t'attire que des ennuis."

Je tournai la tête vers elle et esquissai un sourire mutin dans la pénombre. J'étais un pro pour ne jamais être tenu responsable des choses qui fâchent. Oui, j'avais volé la bouteille. Oui, c'était par ma faute que Violette avait été pincé. Mais non, je n'y étais pour rien. Les Enfants Perdus acceptaient toujours la situation et me vénéraient pour mon intelligence supérieure. Elle en ferait autant.

"Mieux vaudrait que tu n'en fêtes plus jamais." repris-je avec sérieux. "En plus, tu commences à faire vieille au visage. Si tu deviens adulte, on ne pourra plus jouer."

Je désignai sa figure de ma main libre, avant de baisser les yeux et de réaliser que je tenais toujours son autre main. Je la lâchai aussitôt pour passer la mienne dans mes cheveux ébouriffés.

"Euh..." fis-je, embarrassé sans comprendre pourquoi.

A cet instant, une sirène bleue et rouge sembla déchirer la nuit, ainsi qu'un bruit strident de sirène. Il s'agissait d'une voiture qui roulait à vive allure, au bout de la rue.

"Oho..."

C'était sûrement Police qui venait gronder Violette, voire même faire pire que ça. Je réfléchis rapidement à un moyen de fuir : voler était le plus simple, mais le moins trépidant. Je le faisais sans arrêt. Ce soir-là, je recherchais d'autres sensations. J'aimais bien jouer avec Violette.

J'avisai donc une voiture garée à cheval sur le trottoir, et remarquai que les clés étaient sur le contact. Pour avoir volé pas mal de clés capables d'ouvrir pleins de choses différentes au cours de ma vie, je savais que c'était ce qui permettait de faire démarrer un véhicule.

"Jour de chance !" lançai-je à la jeune fille. "Vite, monte !"

Je la poussai brutalement vers la portière ouverte et glissai sur le capot pour me précipiter de l'autre côté. Je pris place sur le siège conducteur. Une fois face au volant, je me mordis brièvement les lèvres.

"Euh... ok."

Je tournai la clé dans le contact. Le moteur vrombit. Après quoi, je cherchai comment démarrer à proprement parlé. Dans le rétroviseur, je vis les gyrophares s'approcher vite. Trop vite.

Je me rendis compte qu'il y avait des pédales sur le plancher de la voiture. Je les testai l'une après l'autre et quand j'enfonçai celle à droite, la voiture émit un rugissement et prit brusquement de la vitesse.

"Wouaho !"

Je tournai le volant de justesse avant de percuter une poubelle et poursuivis la route sur la chaussée, de plus en plus vite (je n'avais pas relâché la pression sur la pédale, puisque ça fonctionnait). Ravi, je tournai la tête vers Violette :

"On va semer Police ! Je suis le meilleur !"

J'étais tellement fier que j'en avais oublié de regarder devant moi...

'Collègues', 'Putain', 'Merde'... tant de mots que je ne comprenais pas. Certains sonnaient mieux que d'autres à mon oreille. Je les gardai dans un coin de ma tête. Il fallait que j'en demande la définition à Violette dès que nous serions sortis d'affaire. Evidemment, nous allions triompher. Je n'en doutais pas une seconde. Pourquoi criait-elle autant ? C'était bien une réaction de fille : se plaindre et faire du bruit.

J'étais plutôt réticent à l'idée de lui obéir, mais je devais bien admettre que mon style de conduite n'était pas très concluant : Police nous serrait de plus en plus près. Je pris donc sur moi et écoutai les conseils de la jeune fille. J'appuyai sur les pédales adéquates et bientôt, le véhicule devint beaucoup plus "souple". J'avais l'impression de le manier beaucoup mieux. Ca ne m'empêcha pas de faire quelques embardées et des virages bien serrés. Nous distançâmes Police avec une facilité déconcertante, tout en nous éloignant de la ville.

Afin d'enfoncer le clou, je baissai la vitre tout en roulant toujours à vive allure et lançai, passant la tête par la fenêtre ouverte :

"Bande d'amateurs !"

Le temps que je regarde de nouveau la route, je m'aperçus... qu'il n'y en avait plus ! A présent, je comprenais mieux pourquoi le véhicule cahotait, et pourquoi Violette criait de nouveau. C'était son activité préférée, apparemment. Du coup, je ne l'écoutais plus. J'aurais peut-être dû car la voiture quitta le quai, vola un court instant dans les airs et termina sa chute dans l'eau sombre du port.

"C'est la première fois que je conduis. Je trouve que je m'en suis plutôt bien sorti !" conclus-je avec un sourire très content de moi. "En plus, je n'ai même pas eu besoin de garer la voiture !"

Déjà, l'eau s'engouffrait par tous les interstices et créait des remous dans le petit habitacle. Elle était glacée. Brr...

Sans paniquer une seconde, je donnai plusieurs coups de pied dans le pare-brise. Je déchantai très vite en constatant que le verre était plutôt solide.

"Pourquoi il ne se casse pas ?" grognai-je tout en redoublant de coups de pieds.

Je tentai de casser la vitre de la portière, sans succès non plus. Je commençai sérieusement à angoisser, même si j'étais Peter Pan et que je ne pouvais décemment pas mourir noyé dans une voiture. C'était absurde !

A cet instant, il y eut une sorte d'onde de choc, un bruit claquant assourdi par l'eau, et je me rendis compte que le pare-brise venait d'exploser par le pouvoir de Violette. Je voulus la féliciter mais il restait si peu d'air que je préférai prendre ma respiration. Attrapant sa main, je m'engouffrai par l'ouverture et nageai difficilement. Nous étions entraînés par les remous provoqués par la voiture qui s'enfonçait toujours dans les profondeurs de l'océan. A la surface, des lumières bleues et rouges dansaient. Je me laissai guider par elles, redoublant d'effort. Enfin, nous retrouvâmes l'air libre. Je respirai par saccades et m'assurai aussitôt que Violette avait la tête hors de l'eau.

"PLUS UN GESTE !" s'écria une voix depuis le quai.

Je tournai la tête et ne cachai pas mon mécontentement en constatant que Police avait quitté sa voiture clignotante et déployé deux agents qui nous menaçaient de leurs armes.

"Plus un geste... ça veut dire ?" fis-je, indécis. "Si j'arrête de bouger, je vais couler !"

Je faisais exprès de jouer à l'imbécile. Ca m'amusait beaucoup de les rendre chèvres, ces demeurés au ventre bedonnant. Rien que pour les agacer davantage, je remuai volontairement dans les flots, avec un large sourire goguenard.

"Revenez vers nous et nous minimiserons votre peine. Autrement nous serons obligés d'ouvrir le feu !" prévint le second homme.

"Donc... si j'ai bien compris." déclarai-je en tapotant mon index contre ma bouche, en grande réflexion. "Sois on se rend et on se prend une raclée ou... soit on reste dans l'eau et on se prend une raclée. Hum... je vais choisir la troisième option."

Ces idiots ne voulaient pas se faire mouiller, pour cela qu'ils ne cherchaient pas à nous repêcher. J'allais prendre un malin plaisir à leur donner du fil à retordre.

Mon sourire se fit plus grand encore tandis que je pivotai vers Violette et la saisis par la taille. Une impulsion de poussière de fée nous permit de nous élever à vive allure, nous arrachant aux flots. Les membres de Police braillèrent des choses incompréhensibles et un coup de feu siffla près de mon oreille, mais j'étais déjà loin.

"Police... pour moi, ça a toujours été un groupe de rock." réfléchis-je à haute voix. "Pourquoi tous les mots ont plusieurs sens, dans ce monde ?"

Cette fois-ci, j'avais posé la question à Violette, que je tenais toujours serrée contre moi tandis que nous filions telle une étoile filante au-dessus de la ville illuminée...

Pourquoi Violette voulait-elle m'apprendre à conduire ? J'estimais que je m'en étais très bien sorti. J'avais même réussi à garer la voiture au fond de l'eau. Peu d'as du volant était capable d'un tel prodige. J'avais de la chance d'être surdoué en tout. C'était pour ça que j'étais le chef de Neverland. Nul n'était aussi génial que moi.

Je fonçai le nez quand elle m'expliqua pourquoi les mots avaient plusieurs sens.

"Ton monde est nul. Le mien est beaucoup mieux." dis-je avec suffisance. "C'est un immense terrain de jeux. Tout ce que tu souhaites, tout ce dont tu rêves peut se réaliser. Il te suffit d'y croire très fort. Alors que dans ton monde, il faut se battre sans cesse pour ne jamais rien obtenir. J'ai observé les gens par la fenêtre, la nuit. Ils sont tous malheureux. Bon, en plus la plupart est adulte, ce qui n'aide pas. Quelle idée de vieillir, franchement ! Toi, tu as encore le choix d'arrêter de grandir."

J'espérais qu'en lui montrant de nouveau Neverland, elle prendrait la bonne décision. Cet anniversaire pouvait être le dernier. Il n'était pas tout à fait trop tard pour elle, même si elle prenait de l'âge.

"Tout s'est arrangé." déclarai-je à sa question. "Désormais, nous organisons la Fête de la Pleine Lune à tour de rôle. C'est une fête que j'ai inventée." précisai-je non sans fierté. "Chaque clan de Neverland est obligé de le faire. Enfants Perdus, Fées, Indiens... Tiens d'ailleurs, ça me fait penser que les sirènes ont sauté leur tour. Faudra que j'aille leur voler dans les écailles, un de ces quatre."

Le fait que Violette les mentionne venait de m'y faire penser. En revanche, j'avais éludé sa remarque de lui apprendre à voler. Je n'en avais pas spécialement envie actuellement. Et puis... j'appréciais assez qu'elle soit dans l'obligation de se cramponner à moi pour voler. Je ne souhaitais pas lui donner des ailes trop rapidement.

"Tu n'as pas envie de te frotter aux sirènes." certifiai-je tandis que je la voyais s'avancer dans l'eau. "Ca, je peux te le garantir. Elles sont sournoises. Elles ensorcellent les hommes avec leur chant mortel. Moi, je suis immunisé, évidemment, puisque je suis Peter Pan."

Et que je n'avais pas de poil au menton, surtout, mais je me doutais que Violette était suffisamment intelligente pour l'avoir compris toute seule. Les sirènes ne s'attaquaient qu'aux adultes, avec une préférence pour les hommes car leur chair est plus savoureuse. Je ne les avais pas contredites puisque je n'avais jamais eu envie de goûter.

"Elles s'en prennent principalement aux pirates." poursuivis-je en voletant au-dessus des flots. "C'est leur proie favorite. Et puis ça m'arrange, ça m'en fait moins à tuer."

Tout en parlant, je volais à l'horizontale, sur le dos, les mains ramenées derrière la tête comme si je m'apprêtais à piquer un somme.

"Neverland pourrait être ton nouveau chez-toi."

En un éclair, je m'étais remis en position verticale, face à Violette. L'eau montait jusqu'à mes genoux. Un frisson me parcourut. Mes mains se posèrent contre sa taille.

"Le monde d'où tu viens n'a rien à t'offrir. Ici, tout est possible." murmurai-je. "Absolument tout."

Nous nous élevâmes de nouveau, mais plus doucement, cette fois. J'avais plongé mon regard dans le sien et ne cillai pas. Je ne souhaitais pas rompre le contact. Les contacts.

"Tu n'es pas un garçon. Par conséquent, tu ne peux pas devenir un Garçon Perdu. Mais je suis prêt à faire une exception pour toi."

Je repris dans un souffle :

"Tu serais la seule exception."

Pourquoi enfreignais-je mes propres règles pour elle ? Qu'avait-elle de si spécial ? C'était l'une des raisons qui me poussait à lui proposer de rejoindre mon camp. Je voulais résoudre cette énigme.