Tu es dans le bureau de la directrice. Tu sais que tu as fait des bêtises. Pourtant, tu ne te sens pas coupable. Tes pieds ne touchent pas le sol alors que tu es assise sur la chaise face à la table. Tes jambes se balancent tranquillement dans le vide. Tu observes la pièce avec une sorte de désinvolture qui déplaît à la personne qui te jauges du regard. La directrice laisse volontairement planer un silence depuis une longue minute, croyant t'angoisser, mais tu attends patiemment qu'elle parle.

"Miss Holmes, j'aimerais comprendre ce qui cloche chez vous." entame-t-elle de sa voix aiguë et désagréable.

Elle a les mains jointes devant elle et te fixe, inquisitrice, à travers ses lunettes à grosses montures à écailles. Tu décides d'arborer une expression interrogatrice qui sied à un enfant pris en faute. C'est plus commode pour comprendre de quoi on t'accuse, même si tu en as déjà une vague idée.

"Vos résultats sont satisfaisants, si l'on omet vos travaux de broderie déplorables. Tout pourrait se dérouler sans accro et pourtant, vos professeurs se plaignent de votre comportement dissipé. Vos camarades vous évitent."

Nouvelle pause marquée. Regard sévère.
Tu continues de poser un regard curieux sur tout ce qui t'entoure. Le mobilier est ancien, comme dans le reste du pensionnat. Cela te fascine. Tu t'avances au bord de la chaise et laisse tes petites mains pianoter sur le dessus de la table. Le toucher... c'est ton sens préféré. La directrice toussote, de plus en plus agacée par ton absence de réaction.

"C'est exactement ce comportement qui est interdit dans l'enceinte de Willow Hill." lance la femme d'un ton cassant alors que tu sursautes. "Nous ne nous encombrons pas de bécasses qui ne font que rêvasser ! Si vous ne changez pas d'attitude, Miss, je serais dans l'obligation d'en référer à vos parents. Sans changement de votre part, vous serez passible de renvoi."

Tu comprends de moins en moins la façon dont le monde ne tourne pas rond. Tu sais que tes parents financent ton admission au sein du pensionnat. Cela ne suffit donc pas ? Il faut en plus avoir un comportement conforme ? Tu n'aimes pas ce mot, "conforme", il n'est pas joli, pas coloré.

Tu lèves les yeux vers le plafond avec une moue, réfléchissant. Tes doigts posés contre le bord de la table frémissent légèrement. Tu laisses un petit silence s'installer à ton tour et quand la directrice, plus qu'irritée, est sur le point de reprendre la parole, tu la coupes :

"Je dois vous convaincre que je suis un bon élément, Mrs. Williams, c'est bien ça ?"

La directrice effectue un geste sec et excédé de ses mains jointes.

"Soyez conforme à l'image de cet établissement, et j'oublierai cet entretien."

"Conforme... comme vous, Mrs. Williams ?" tu demandes d'un ton faussement incertain.

Cette dernière émet un soupir agacé et enlève ses lunettes pour les essuyer avec son mouchoir en tissu impeccablement brodé.

"Précisément."

Ta petite moue s'accentue alors que tes yeux l'observent, le visage fermé.

"Pourtant, ça ne me semble pas très conforme de laisser Mr. Tremblay, le professeur de sciences, entrer dans votre bureau plusieurs nuits par semaine. Vous donne-t-il des leçons particulières d'arythmétique, Mrs. Williams ?"

Ton expression exprime une candeur déroutante. La directrice cesse brusquement de nettoyer les verres de ses lunettes. Vos regards se braquent l'un vers l'autre. Une lueur de crainte naît au fond de ses yeux. Alors, tu sais que tu as gagné. Tes doigts se cramponnent au bord de la table. Tu réprimes un sourire victorieux.

"Comment... comment savez-vous cela ?" s'enquiert-elle avec une fausse désinvolture tout en remettant ses lunettes.

Tu hausses les épaule en la fixant toujours. Puis, tu te lèves sans y être invitée. A partir de maintenant, tu sais que tu n'auras plus d'ordre à recevoir. Tu détiens un précieux secret.

***

"Mr. Tremblay et Mrs. Williams ?" s'écrie Annabel, stupéfaite.

"Moins fort. Personne ne doit savoir."

Tu es en compagnie d'Annabel, la seule de tes camarades qui a eu de la sympathie avec toi à ton arrivée. Les autres ont préféré te mener la vie dure, mais elles ont fini par le payer, toutes autant qu'elles sont. Tu collectionnes leurs petits secrets. A présent, elles te laissent tranquille.

Vous êtes toutes les deux dans le parc du pensionnat, cachées derrière un mur de la chapelle. C'est votre lieu de rendez-vous favori.

"Tu l'as vu entrer dans son bureau la nuit ?" s'étonne Annabel, car le couvre-feu vous interdit de vous promener dans les couloirs.

Tu secoues la tête et décide de grimper à l'arbre juste à côté. Pendant que tu es en pleine ascension, ton amie réfléchit, allongée dans l'herbe.

"Alors, comment ?"

"Je l'ai vu, mais pas comme ça." tu déclares d'un ton mystérieux alors qu'une branche déchire le bord de ta jupe d'uniforme.

Annabel roule des yeux.

"Je te crois pas." fait-elle, car elle se doute de ce dont tu veux parler. Tu lui as déjà expliqué mais cela fait partie des choses auxquelles elle ne veut pas croire.

Pourtant, tu es persuadée d'avoir vu et ressenti quelque chose en touchant la table du bureau de la directrice. Une autre vision s'est superposée à la tienne, comme un souvenir transparent de deux personnes étroitement serrées l'une contre l'autre. Sur la table. Le genre d'image que les enfants n'ont pas le droit de voir, normalement. Et tu sais que ce que fait Mrs. Williams est interdit puisqu'elle est mariée.

Tu te rembrunis et continues de grimper à l'arbre. Annabel est la seule personne à qui tu as parlé de cette capacité, et elle ne te croit pas. Tu te sens plus isolée que jamais. Une fois tout en haut du pommier, tu balayes le domaine d'un regard lointain. Tu te demandes ce que ça fait d'être quelqu'un d'ordinaire. Tu te sens triste d'être trop particulière, même pour une Holmes.