L'espace de quelques instants, Balthazar crut que l'amazone s'était volatilisé. Il jugea préférable d'émettre des réserves et il eut raison, car elle reparut un moment plus tard, avec plusieurs sacs de courses qui, étant donné leur aspect, renfermaient énormément d'articles différents. Il haussa un sourcil, se demandant comment la jeune femme avait pu acheter autant de choses en si peu de temps. Elle était sans doute une acheteuse compulsive, un trait à ajouter à sa longue liste de défauts. Il se contenta de laisser échapper un léger sifflement exaspéré entre ses dents. A quoi bon émettre un commentaire ? Il n'allait pas alimenter son moulin. Moins elle parlait, mieux il se portait. Il était déjà resté silencieux quand elle avait supposé que le chaton n'en était pas un. Comment faisait-elle pour être aussi crétine ? L'animal n'avait rien de "bizarre". En tous cas, il était le plus "normal" du trio.
Un bruit de plastique qui se déchire attira l'attention du barbier qui tourna la tête : Eulalie était occupée à grignoter des cookies avec un appétit de glouton. Il nota qu'elle ne lui en proposa pas, ce qui assombrit davantage son humeur déjà morose. L'odeur des biscuits lui rappela qu'il n'avait rien mangé depuis le déjeuner et il prit conscience du creux dans son estomac. Il tenta tant bien que mal d'ignorer la faim et les bruits de mastication de la jeune femme, marchant d'un pas vif pour retourner jusqu'à l'hôtel.
Quand ils passèrent le hall d'entrée, Balthazar referma davantage le pan de son manteau sur le chaton et sortit un bras afin de paraître plus naturel. L'animal était si chétif qu'il ne pouvait se voir. Ils parvinrent jusqu'à l'ascenseur sans souci.
"J'en sais rien." grommela-t-il, les yeux rivés sur l'élévateur qui tardait à venir.
Eulalie était-elle obligée de mentionner le chat juste à côté de la réceptionniste ? Il espérait qu'elle ne dirait rien de trop évocateur, car les animaux étaient évidemment interdits au sein de l'hôtel.
Il se contenta de soupirer en entendant la réflexion de la jeune femme. Le point positif était qu'elle ne parlait plus du chat. Plus vraiment. Elle avait changé de cible. En plus, elle insistait. Elle se moquait de lui, une fois encore, lui demandant s'il savait ronronner, s'il griffait. Il égrena les secondes dans sa tête, le sang battant à ses tempes au même rythme. Il ne supportait pas cet agaçant sourire qu'elle avait au coin des lèvres tandis qu'elle l'observait.
L'ascenseur arriva enfin. Il attendit d'être à l'intérieur pour marmonner :
"Arrête." C'était ridicule. Insuffisant. S'il n'avait pas eu l'imbécile de chat dans les bras, cela aurait fait longtemps qu'il aurait étranglé la jeune femme. Elle se serait sûrement vite dégagée mais il aurait eu le temps de passer ses nerfs, ce qui était mieux que rien. Il se repassa ce scénario mentalement et sans trop savoir pourquoi, la suite de la scène devint inexplicablement plus... sensuelle. La montée de l'ascenseur provoquait sans doute une pression bizarre sur son cerveau. Il se l'expliqua ainsi tandis qu'il secouait vivement la tête en grognant un peu. Afin de ne pas rester sur une note inférieure de sa part, il pivota brusquement vers Eulalie et attrapa le cookie qu'elle avait en main, pour le porter à ses lèvres avec une lueur de défi dans le regard. C'était tout ce qu'il était en mesure de faire pour l'instant. Il croqua le biscuit sans la lâcher des yeux, mastiquant avec lenteur.
L'ascenseur eut un petit sursaut et ouvrit les portes. En silence, Balthazar traversa le couloir et fit glisser la carte dans la fente de la poignée de la porte. Puis, il entra dans la chambre en désordre. Il termina rapidement le biscuit avant de déposer précautionneusement le chaton sur le matelas. Ce dernier chancela sur ses pattes frêles avant de basculer sur le flanc dans un miaulement plaintif. Au moins, il ne tremblait plus. La température de son corps et le manteau l'avait réchauffés. Le barbier retourna vers Eulalie, qui venait d'entrer, pour se saisir des sacs et les fouiller sans ménagement.
"Tu t'es faite avoir." grommela-t-il, à la fois contrarié et condescendant.
"Un chat, ça n'a pas besoin de tout ça." Il n'en savait rien, après tout, mais il estimait que les félins étaient suffisamment indépendants pour ne pas s'encombrer avec du superflu. Les sacs contenaient une espèce de cage en plastique, plusieurs gamelles de différentes couleurs, ainsi que des jouets qui émettaient des bruits agaçants. Balthazar trouva tout de même une chose utile : une boîte de croquettes. Sans un mot, il prit deux gamelles. Il remplit une avec de l'eau et l'autre avec la nourriture, qu'il posa devant le chaton. Ce dernier s'était relevé et se précipita sur l'eau qu'il lapa goulûment. Le barbier eut une petite moue indescriptible en le regardant faire et il le caressa. Il ne comptait pas le garder. Il avait prévu de le remettre dehors dès qu'il irait mieux. Après tout, contre son gré, il avait écopé d'une amazone de compagnie. Il n'allait donc pas s'encombrer d'un chat en plus.
Le petit animal renifla ensuite les croquettes de façon circonspecte et poussa un miaulement aigu tout en observant fixement Eulalie. Décidément, son comportement vis-à-vis d'elle était des plus étranges. Peut-être sentait-il qu'elle était différente des autres ? Cela se voyait-il à ce point pour qu'un chat le remarque ? Balthazar fronça les sourcils. L'animal sauta en bas du lit et trottina maladroitement jusqu'à une barquette en plastique renversée sur le sol. En se penchant un peu, le barbier remarqua qu'il s'agissait des sushis que l'amazone avait apporté.
"Tu ne les a pas pris pour rien." dit-il avec un rictus narquois, tandis que le chat détachait les lambeaux de saumon crû des rectangles de riz pour les manger.
Il promena un regard morose sur la pièce sans dessus dessous. Le désordre ambiant témoignait encore de ce qui s'était produit à peine une heure plus tôt. Un frisson électrique parcourut sa peau. Il pencha la tête et passa une main dans sa nuque, avant de se débarrasser de ses chaussures. Il posa ensuite les gamelles sur le sol, enleva son manteau qu'il jeta sur une chaise, puis il s'allongea sur le lit, attrapant la couverture pour se rouler dedans en maugréant. Après quoi, il éteignit la lumière.
"Je dors." annonça-t-il sèchement à Eulalie.
Au moins, dans l'obscurité, il ne risquait plus de la voir. Il espérait seulement qu'elle saurait rester silencieuse. Même s'il ne fermait l'oeil que trois ou quatre heures par nuit, quand l'épuisement finissait par avoir le dessus sur les fantômes, il ne supporterait pas ses caquètements incessants.
Quelque chose lui faisait mal au niveau de la taille, alors qu'il était couché sur le côté. Il porta une main au niveau de son pantalon et enleva les pinces à cheveux qu'il avait utilisées pour le fermer. A cet instant seulement, il s'aperçut qu'il avait oublié d'acheter des vêtements lorsqu'il était dehors. Il maudit une fois de plus Eulalie et rabattit la couverture sur sa tête, en plus du reste.
"Essaie de garder Moustache en vie jusqu'à demain matin." maugréa-t-il depuis les profondeurs de la couette.
Elle était tellement empotée qu'il ne s'étonnait même pas de trouver le chaton à moitié mort le lendemain.
Le nom de l'animal lui était venu spontanément, mais cela ne signifiait rien. On appelle les choses pour que ce soit plus simple, pas pour s'attacher. De toutes façons, le barbier ne s'attachait à rien, car il ne voulait plus prendre le risque de perdre quoi que ce soit. Il avait déjà été contraint de se séparer de beaucoup trop par le passé.
Il ferma les yeux sur ses sinistres pensées, mais elles ne cessèrent de le hanter pour autant. Comme d'habitude. A cela s'ajoutait l'image mouvante d'une jeune femme nue, à la chevelure flamboyante. C'était certain : il aurait des difficultés à trouver le sommeil. Surtout que son odeur imprégnait les draps. Il enfonça son poing dans le matelas et se recroquevilla davantage dans la couverture.
FIN
... OU LE DEBUT DE QUELQUE CHOSE ?
acidbrain