"C'est pour une grande occasion, je suppose ?"

La vendeuse était épuisée, ça se voyait bien. Il faut dire que ça faisait bientot deux heures que je faisais des essayages. Je n'avais pas vérifié l'heure sur mon portable, mais le soleil commençait à décliner à travers la vitrine, à l'autre extrémité de la boutique.

Sans lui répondre, je passai un boa de plumes noir autour de mes épaules et jetai un coup d'oeil conquérant à la psyché juste en face de moi. Je me tenais sur le piédestal, en face de trois miroirs qui me regardaient, offrant une vue imprenable sur la robe que je portais. Elle était en soie, de couleur rouge sang, et le décolleté plongeant offrait une vue imprenable sur mes... avantages. Boum, bébé. J'étais à tomber. C'était le genre de robes que j'aurais pu mettre pour une remise des oscars. Seul problème : à Storybrooke, il n'y avait jamais de fête de ce genre. Tout ce qu'on pouvait espérer, c'était un mariage. Seul moment où la ville se rassemblait pour festoyer autour d'un couple ennuyeux qui divorcerait sans nulle doute l'année suivante... Preuve avec David et Kathryn Nolan. Heureusement, je n'avais pas été invitée pour ce mariage-là.

"Elle est à combien, cette robe ?" demandai-je avec dédain.

"Huit cent dollars et quatre-vingt dix neuf cents."

Je déglutis avec peine. Si je me l'achetais, je pouvais dire adieu à la bouffe et à mon loyer. Ce n'était peut-être pas très judicieux. Mais elle était tellement belle... J'attrapai les bords et fis voleter la jupe asymétrique. J'étais en train de faire une crise de princesse. Cela m'arrivait, parfois. Lorsque je me sentais trop fragilisée, trop démunie face à l'aberration de mon existence... Et on pouvait dire que j'en avais sacrément bavé en très peu de temps. Je n'allais pas épiloguer là-dessus.

"Je vais essayer l'autre." décidai-je abruptement. "Mais on ne pourrait pas dégonfler la meringue ?"

La vendeuse me regarda comme si j'avais un petit problème mental, juste avant de répondre, sa voix trahissant l'agacement :

"Nous avons un modèle sans crinoline, si vous préférez."

"Ouais, passez la robe sans crinoline. Je veux pas ressembler à un gâteau."

D'un coté, on s'en fichait de l'apparence que je pouvais avoir, étant donné que jamais personne ne me verrait. Mais c'était surtout pour moi-même que je faisais cela. La boutique de robes de mariées était un endroit que j'évitais comme la peste, sauf quand il m'arrivait un truc qui me poussait à avoir besoin d'enfiler une robe... Un retour aux sources, en quelque sorte. Ces derniers temps, Dun Broch me manquait horriblement. J'aurais tellement voulu revoir la forteresse de mon enfance fièrement dressée contre le flan de la montagne, avec ses forets tout autour, son fjord...

J'attrapai la robe que me tendait la vendeuse et l'embarquai avec moi dans la cabine d'essayage en marchant dessus. J'entendis un léger craquement mais je n'en tins pas compte. C'était toujours moche, une robe de mariée. Ça ne ressemblait à rien. J'avais envie d'en mettre une juste pour me marrer, pour rire de moi-même.

Je l'enfilai avec mille difficultés -je faillis mourir étouffée à l'intérieur à un moment donné- puis je remontai la discrète fermeture Eclair avant de m'observer dans le miroir mural de la cabine, une main sur la hanche. La robe était un fourreau de mousseline blanche qui dénudait mes épaules et dont la jupe tombait en cascade de volants sur le sol, en une traîne élégante. Je clignai des yeux devant cette vision d'horreur. Pourquoi j'aimais tellement me faire du mal ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Tu cherches à te punir ? A te ridiculiser ?

Non, non, la petite voix ne m'aurait pas, cette fois. J'allais garder la robe juste cinq minutes, pas plus. Ensuite je l'enlèverai et j'irai me boire une bonne vodka tonique au Rabbit Hole. Ca me ferait le plus grand bien. Quelque chose attira subitement mon attention...

Je fixai le miroir, les poings serrés dans les plis de ma jupe. Son reflet me regardait. Toujours là. Toujours à m'observer. Pourquoi ? Pourquoi ? Il ne faisait rien d'autre que de poser les yeux sur moi. Partout où j'allais, il était là. Pourquoi ? Pourquoi ?

Cette éternelle question allait me rendre folle. Je lui tirai la langue et levai le bras pour faire coulisser le rideau de la cabine. Je pivotai sur mes talons, bien décidée à me moquer de moi-même devant des miroirs beaucoup plus grands, quand je me retrouvai nez à nez avec...

Non. Soyez sympas, rembobinez. Empêchez-moi de subir son regard à elle. Raiponce était là, devant moi, dans une robe nunuche à souhait, ses longs cheveux blonds parfaitement lissés tombant sur ses épaules. Je n'avais qu'une envie : retourner me cloîtrer dans la cabine d'essayages. Lui faire croire qu'elle avait halluciné.

Mais comme j'avais le coeur vaillant, je restai plantée devant elle et poussai un hurlement hargneux en levant les mains, les doigts recourbés vers elle.

"YAAAAAAAAAAARGH !"

J'avais peut-être une chance de l'effrayer. Après tout, les princesses de contes de fées avaient peur de n'importe quoi ! Alors une strip-teaseuse en robe de mariée, ça avait de quoi terroriser n'importe qui ! La vendeuse me regarda avec un drôle d'air avant de s'éloigner de moi.

Constatant que ma performance n'avait eu aucun effet, je croisai les bras sur mon corsage sur lequel était piqué de petites fleurs mauves, baissai les yeux, puis les levai au ciel, agacée :

"C'est pas ce que tu crois ! Je compte pas me marier !"

Je décroisai les bras, la lorgnant d'un oeil furibond. Puis je la jaugeai de bas en haut.

"Et tu fais quoi ici, d'abord ? Oh attends, ne me dis pas, je vais deviner : Eugène t'a fait sa demande ! C'est tellement cliché. Moi, je n'ai pas besoin d'un mec pour venir essayer une robe !"

Je lui tirai la langue, fière de ma répartie. Et toc ! Ca, c'était envoyé ! Non, je n'avais pas l'air ridicule. Pas du tout. Enfin... tout dépendait du point de vue.

La petite blonde était en train de m'attaquer par voie détournée. Je la voyais bien venir avec ses phrases faussement aimables. C'était le genre de fadaises que l'on sortait quand on espérait réellement que l'autre crève dans les pires souffrances. De toutes façons, Raiponce sentait l'hypocrisie à plein nez... Ainsi qu'un parfum de fleur qui embaumait étrangement l'air ambiant. Mais passons.

"Comment ça, ça me change de mes autres fringues ?" fis-je en plissant des yeux. "Ça sous-entend quoi, ça ?"

Aucune réponse. Venant de Raiponce, c'était plutôt perturbant. Aha, je me faisais rire toute seule. Quel humour, vraiment ! Il fallait que je reste concentrée au moins dix secondes d'affilée, mais c'était plutôt compliqué avec la petite voix qui se moquait de moi dans ma tête. Je tentai d'y rester sourde. Si je n'y prêtais pas attention, peut-être qu'elle finirait par s'en aller ? Je n'avais pas trop d'espoir. Depuis la ruelle, la voix était toujours là, à me narguer... Comme lui, d'ailleurs.

Mon regard dériva quelques instants sur la cabine dans laquelle je m'étais rendue auparavant. Un tic nerveux déforma ma bouche juste avant que je me reprenne et que je fixe de nouveau Raiponce. Elle venait d'enfiler sa robe de mariée. J'entrouvris les lèvres, offusquée d'avoir manqué ce grand moment. Comment avais-je pu louper la princesse parfaite en sous-vêtements ? J'en avais vu une infime partie, ce qui me suffit à faire la grimace. Vraiment aucun goût, cette fille. Etait-ce un effet de mon imagination ou avais-je vraiment vu des petits coeurs sur son soutien-gorge ? Non, c'était trop infâme pour être vrai. Raiponce avait beau être nunuche, elle ne portait quand même pas des dessous d'adolescente pré pubère...

Je levai les yeux au ciel en l'entendant donner des conseils à la vendeuse qui ajustait la robe à coté d'elle. Puis je m'approchai, louchant sur les joyaux qui brillaient dans sa traîne... C'était des diamants ou je ne m'y connaissais pas. Ma brève carrière de voleuse, dans l'autre monde, me permettait de reconnaître de véritables diamants à de la contrefaçon et là, c'était bel et bien de précieux petits cailloux... Je m'avançai encore, envoûtée par la lumière qui se réverbérait dans les cristaux. Avec une seule poignée de ces ridicules petits cailloux, j'aurais pu m'acheter tout ce que je voulais...

Je remontai brusquement les yeux pour les planter entre les omoplates de Raiponce. C'est alors qu'un sourire sournois se dessina sur mes lèvres. Mon regard dériva sur le rayon non loin et je m'y rendis à pas de velours, soulevant ma jupe pour galoper plus vite. Je mis un certain temps à trouver ce que je cherchais. Il faut dire qu'ils n'avaient pas beaucoup de choix, dans cette boutique. Tout était uniformément blanc et déprimant... A croire que pour se marier, il fallait obligatoirement ressembler à un fantôme. D'un coté, épouser quelqu'un, c'était mourir un peu. Donc je comprenais la manoeuvre des stylistes. En fait, c'était un message.

Je mis finalement la main sur ce que je cherchais. Mes mains caressèrent furtivement la dentelle noire avant de la happer brutalement. Je retournai jusqu'à Raiponce, qui me tournait le dos, somptueusement énervante dans sa robe de princesse. Elle était toujours occupée à parler avec l'idiote de vendeuse.

Prestement, et s'en m'annoncer, je dézippai sa robe et tout aussi rapidement, je dégrafai son soutien-gorge. Il céda sous mes doigts dans un bruissement qui me fit doucement sourire. Je profitai que Raiponce plaque instinctivement les mains sur sa poitrine pour me pencher juste assez afin d'arracher quelques diamants de sa traîne... J'ouvris étroitement ma main, histoire de vérifier ce que j'avais capturé. Cinq petits diamants scintillaient dans ma paume, accompagné d'un morceau de tissu vaporeux. Oups ! Bah, la vendeuse se rendrait bien compte durant les retouches, qu'il manquait un morceau !

Je me mis en quête de poche afin de cacher mon larcin... Fuck ! Robe de mariée ! Je commençai à paniquer. Pourquoi les robes n'avaient-elles pas de poches ? C'était stupide ! STUPIDE !

Comme Raiponce se retournait, je cachai mon poing dans les replis de ma jupe, tandis que de mon autre main, j'agitai quelque chose devant ses yeux. Il s'agissait d'un ensemble en dentelle noire, incroyablement sexy, un string et un soutien-gorge accroché à un petit cintre rehaussé de velours.

"J'ai vu tes sous-vêtements pendant que tu te changeais." expliquai-je. "C'est une véritable misère. Alors fais-moi plaisir, arrête de te fringuer dans le rayon enfant et mets ça. Tout de suite !"

Les derniers mots sonnaient comme un ordre. Imperturbable, je continuai d'agiter le soutif et le string devant son nez d'un air menaçant. Je lui fis mon regard le plus provoquant, comme pour sous-entendre : "Si jamais tu ne les enfiles pas, je te les fais avaler par le nez." Et elle savait que j'en étais capable. Elle se souvenait encore de ce qui s'était passé lors de notre rencontre, avec Eugène et Pascal pour tous spectateurs...

"J'ai vu le porte-jartelle qui va avec. Attention, à chaque seconde, j'ajoute un truc encore pire. Ou encore mieux, ça dépend du point de vue."

Je haussai un sourcil aguicheur. Mon poing fermé se dirigea subrepticement vers mon décolleté. J'ouvris la main et lâchai les petits diamants glacés qui trouvèrent refuge au creux de ma poitrine. Cachette idéale, nul n'irait vérifier à cet endroit. Je frémis et gesticulai un peu avant d'insister à nouveau avec l'ensemble noir so sexy.

"C'est quoi le problème ? Tu veux que j'en essaie un aussi ? Tu te sentiras moins gauche comme ça ?"

Elle m'exaspérait, vraiment. Elle était peut-être jeune, mais elle réagissait comme une mémé de quatre-vingt ans à qui l'on viendrait de tuer le chat.

J'avais vexé ma grande copine Raiponce. Je l'entendais bien au ton irrité de sa voix, même si elle tentait de le cacher avec son habituelle intonation pondérée. Je l'avais blessée dans son orgueil. C'était absolument jubilatoire. Je la fixai d'un oeil extatique, puis je cessai d'agiter la lingerie pour joindre les mains dans mon dos.

"Eugène t'aime comme tu es, j'ai saisi." dis-je en levant les yeux au ciel.

Je me fis violence pour ne pas l'étrangler avec le cintre que j'avais dans les mains. Elle avait une façon de s'exprimer particulièrement horripilante, comme si toutes les années qu'elle avait vécu à Storybrooke n'avaient eu aucun impact sur sa vie. Dans sa tête, elle menait toujours l'existence de Princesse Raiponce, adorable le jour et encore plus mièvre la nuit. Un instant, je m'imaginais à sa place. Je tombai dans un cauchemar abyssal dans lequel je chantais en sautillant, où je passais ma journée à coiffer ma chevelure, à essayer des robes rose pale et à faire de la balançoire. Mes doigts étreignaient si fort le cintre en velours que je le sentis se plier dans mes mains. Réveille-toi, Hope ! Ce n'est que ton imagination ! Jamais rien d'aussi terrible ne pourra t'arriver !

Ouf. Surtout que j'avais eu mon quota de choses difficiles à vivre pour au moins les dix prochaines années ! A présent, je n'avais envie que d'une chose : profiter au maximum de la vie. Elle était bien trop courte. On ne savait jamais de quoi demain serait fait. Un dieu pouvait très bien vous séquestrer dans une maison intemporelle ou à une échelle moins dramatique, on pouvait perdre son emploi. Nouvelle résolution : carpe diem ! On vit chaque expérience à fond et on se balance des conséquences ! Hum... en fait, j'avais pris la décision de ne rien changer à ma façon de vivre. Je faisais déjà ça auparavant. Cela me convenait très bien, même si j'avais subi quelques revers plutôt douloureux...

"On s'arrache." décidai-je brusquement. "ça craint trop ici. Je peux plus respirer. Y a trop de robes, de voiles en dentelle... Il va me falloir un défibrillateur si ça continue. Je t'emmène ailleurs."

Je m'avançai vers la petite blonde, un sourire mystérieux aux lèvres.

"Change-toi. Là où on va, les robes de mariées ne sont pas bien vues. On se retrouve dehors !"

Sur ce, je pivotai sur mes talons et retournai dans la cabine d'essayages. Je dézippai la robe et entendis alors un bruit clair contre le sol. Je baissai les yeux avant de ramasser en vitesse les quatre petits diamants qui scintillaient dans la lumière des spots. Le cinquième avait du rouler quelque part. Tant pis, je n'avais pas le temps de le chercher. Je fourrai mon butin dans mon sac à main et me débarrassai de ma robe. Puis j'inspirais à fond. Je me sentais bien mieux ainsi, libéré du corsage qui comprimait mes poumons. Je remis mes autres vêtements -un jean skinny avec un débardeur et une petite veste. Je n'avais pas fait un grand effort vestimentaire. Mais comme Raiponce le disait si bien, tout allait à la perfection sur mon "corps de déesse grecque". Finalement, elle n'ouvrait pas la bouche que pour dire des idioties.

Je sortis prestement de la cabine et remarquai que la blondinette de princesse n'avait pas fini de se changer. Visiblement, la vendeuse qui s'occupait d'elle avait un mal fou à l'extirper de sa robe. C'était parfait. Je passai discrètement à coté d'elles et me dirigeai vers la caisse, à l'autre bout du magasin. Une fois mon achat effectué, j'enfouis le sachet en plastique rose bonbon tout en fond de mon sac à main en le rouant de coup de poings.

Puis j'esquissai un grand sourire à la caissière qui me dévisageait d'un air choqué, avant de sortir de la boutique. J'attendis dix bonnes minutes dehors, piétinant sur le trottoir en affichant mon plus bel air bougon. Elle n'allait pas me rejoindre. C'était couru d'avance. Je lui faisais bien trop peur. En toute logique, il fallait être aussi timbrée que moi pour accepter d'aller dans un lieu choisi par mes soins. Elle était bien trop sage, trop bien comme il faut pour traîner avec quelqu'un comme moi.

Je me penchais sur ce dernier point, les sourcils froncés sur mon propre égarement. Qu'est-ce qui me poussait à rechercher sa compagnie ? Elle ne représentait rien pour moi. Rien d'autre qu'une nana coincée qui craignait la moindre petite chose. C'était stupide d'attendre quoi que ce soit de sa part.

Je fis un pas pour m'en aller quand je la vis franchir la porte de la boutique. Je lui lançai un regard agréablement surpris et me précipitai vers elle pour la prendre par la main. Je caressai sa paume de mes doigts tout en plongeant mon regard magnétique dans le sien, resserrant la pression de ma main dans la sienne en sentant qu'elle cherchait à s'échapper.

"Tu n'as pas idée de ce que tu viens de déclencher." murmurai-je.

J'approchai davantage mon visage du sien et penchai légèrement la tête sur le coté, comme si j'allais l'embrasser... avant de ricaner et de lui faire une petite tape sur l'épaule.

"Tu croyais quoi ? Que j'allais te rouler une pelle au milieu de la rue ? Faut arrêter de rêver, princesse. Ca ne s'est produit qu'une fois et c'était pour te faire taire. Je laisse à Eugène le soin de compter tes dents avec sa langue. J'ai d'autres dents à compter, moi."

Dans ma tête, je dois l'avouer, la phrase sonnait nettement mieux. Quoi qu'il en soit, je m'écartai d'elle juste avant de l'entraîner à ma suite, gardant sa main fermement serrée dans la mienne. Je ne voulais pas lui laisser le temps de réagir. Nous traversâmes la rue et nous engageâmes dans une ruelle mal éclairée. Sans attendre, je me stoppai devant la devanture mal éclairée d'un obscur établissement et en poussai la porte. Je serrais tellement fort la main de Raiponce que je m'étonnais qu'elle ne pleurniche pas.

Une fois à l'intérieur, je la lâchai enfin pour envelopper l'échoppe d'un regard apaisé. Nous nous trouvions dans un bar à l'aspect chaleureux et typiquement anglais, rien à voir avec son apparence extérieure des plus glauques. Me tournant vers la demoiselle effarouchée, je déclarai d'un ton solennel tout en désignant le bar d'un geste théâtral :

"Milady, bienvenue à la Fin du Monde !"

Je m'approchai d'elle et mis ma main devant ma bouche pour ajouter, sur le ton de la confidence :

"C'est le secret le mieux gardé de Storybrooke ! Il parait qu'il peut tout arriver dans ce bar. Pour ma part, j'ai toujours rencontré les meilleurs coups du siècle. C'est un peu la Salle sur Demande. Tu trouves tout ce que tu cherches, ici."

Je haussai un sourcil en constatant que l'info semblait ne pas pénétrer le cerveau anesthésié de la blonde.

"La Salle sur Demande ? Harry Potter ! Tu connais pas ? Pff... t'es trop nulle. Mais je te garde quand même avec moi." dis-je en passant un bras autour de ses épaules pour l'entraîner de force. "Il ne faut jamais venir seule à la Fin du Monde, ça porte malheur. Si, si... une fois, une fille est venue seule dans ce bar. On ne l'a jamais revue."

J'essayais de lui faire peur. Ca me faisait délirer de lire l'angoisse au fond de ses grands yeux. Ma main glissa au creux de ses reins et je la poussai doucement vers une banquette en velours rouge. Je m'assis en face d'elle. Une table rectangulaire en bois ciré nous séparait. Je fis signe au serveur qui me connaissait bien.

"Comme d'hab', Stan ! Double dose, j'ai amené une cop' !"

"No prob', Hope !"

C'était l'une des spécialités de la maison, d'abréger tous les mots. C'était un véritable gain de temps. Tout le monde devrait parler verbalement en langage SMS. Il faudrait en parler au président des Etats-Unis.

Pour l'instant, il fallait s'occuper du cas de Raiponce. Je n'en avais pas fini avec elle. Je sortis le sac en plastique rose de mon sac à main et le fis glisser vers elle. Après quoi, je la fixai par-dessus mes mains croisées.

"Cadeau." dis-je d'un ton catégorique qui sous-entendait plutôt "je vais te faire ta fête". "Eugène t'aime peut-être comme tu es, mais je suis persuadée qu'il t'aimera autrement si tu fais un effort vestimentaire. Si tu ne veux pas faire d'essayages en public, fais-le en privé avec lui dans ce cas ! Mets cette lingerie, et vois quel effet ça a sur lui... Je suis sure que tu me remercieras."

Je me montrais tellement gentille avec elle. J'avais fait un trou dans mon budget fringues pour lui payer ce soutif et ce string. Si jamais elle les faisait moisir dans son armoire, j'étais capable de commettre un meurtre.

"J'ai pris du 75 bonnet A, je crois que ça devrait le faire."

Je restai sérieuse un moment avant d'éclater de rire devant sa mine agacée.

"Je plaisante ! J'ai misé plus gros. Tu as beau dire ce que tu veux, tu n'es pas une planche à pain. Faut juste savoir montrer ses atouts."

Je haussai un sourcil aguicheur puis remerciai Stan qui venait de nous apporter nos boissons sur un plateau rond. Trois shots de tequila chacune. Il fallait arroser ça !

Elle avait accepté mon cadeau, elle avait accepté mon cadeau ! Je me levai d'un bond et m'écriai, les bras en l'air :

"Mesdames et messieurs, nous assistons à un véritable miracle en direct ! La princesse Raiponce de Corona a accepté la lingerie que je lui ai offerte ! TOURNEE GENERALE !"

Cette phrase, prononcée dans n'importe quel autre lieu, aurait été accueillie par un grand silence indécis, mais à La Fin du Monde, les habitués enchaînaient toujours par des applaudissements et des "Ouais" bien éméchés. Peut-être que c'était les mots "tournée générale" qui les intéressaient aussi... Comment savoir ? Quoi qu'il en soit, Stan eut bientôt plus de boulot que de bras. Il se mit à parcourir la salle pour distribuer des chopes de bière à tous les clients. Lorsqu'il s'arrêta à notre table pour y déposer deux pintes, je lui attrapai la manche et murmurai en vitesse :

"Comme d'hab', tu ajoutes ça à l'ardoise de Judah Weeds. C'est un bon pote. Il paiera la facture."

Stan hocha la tête et retourna au comptoir avec son plateau vide. Je m'affalai sur la banquette, parfaitement décontractée. J'adorais cette atmosphère chargée d'effluves d'alcool et de vieux cigares. ça m'évoquait les soirées que mon père passait à Dun Broch avec ses conseillers. Ils ne travaillaient jamais beaucoup sur les décisions d'état, c'était toujours maman qui repassait derrière eux le lendemain en signant les décrets. Je n'avais jamais compris ce qui la poussait à vivre dans l'ombre de son mari. Elle aurait pu s'affranchir de tout cela et vivre sa vie. Après tout, elle était une battante. Mais il y avait des filles comme elle, ou comme la princesse névrosée en face de moi, qui préféraient etre des épouses aimantes et dociles. Cette idée me révulsait. Je grimaçai et gesticulai sur la banquette. Je pris un shot en main, le portai à mes lèvres, et crus avoir une hallu en voyant Raiponce faire de même.

"C'est fort... attention, ça va te friser la chevelure !" dis-je en ricanant.

Elle me plaisait bien comme ça, la petite Raiponce. Elle s'était enfilée un shoot sans même tousser comme un phoque. Je l'imitai, et expirai en posant le petit verre sur la table, comme dans les films. C'est alors que mon regard tomba sur le petit diamant qu'elle venait de poser délicatement sur la table. Je m'éclaircis la gorge avant d'attraper un autre shoot et de dire, l'air absent :

"C'est pas moi."

Elle n'avait aucune preuve, de toutes façons. Et je n'allais pas m'abaisser à prendre le petit caillou devant elle. Je ne faisais pas la manche, non plus. Je voyais, je voulais, je prenais, mais je ne le faisais pas si j'en avais la permission. Ne comprenait-elle pas que ça enlevait un tantinet d'excitation ? Ces princesses, il fallait vraiment tout leur apprendre.

Je ressentis le besoin de vider la pinte de bière quand j'entendis sa question. On était où là, dans le bureau du psy ? Je portai la chope à mes lèvres et en vidai plus de la moitié cul sec. J'avais un bon entraînement. Puis je la claquai sur la table pour montrer mon mécontentement, et déclarai, avec une moustache de mousse en dessous du nez :

"Tu sais qu'on est dans un bar ? On ne va pas se faire de déclarations émouvantes sur le sens de nos vies, de l'univers et de tout ce qui est. On est à La Fin du Monde, Raiponce ! Sois gentille, mets ton cerveau en pause et profite ! Pour une blonde, ça ne devrait pas être trop difficile."

Oulah, celle-là elle était facile. Trop facile. L'alcool faisait déjà son petit effet dans mes veines. Je terminai ma pinte avec un clin d'oeil.

Cependant, après avoir commandé deux autres shoots et une bière dans laquelle je me noyais presque, les déclarations se mirent à fuser. A mesure que les verres se vidaient, ma langue se déliait. Je n'avais meme plus vraiment conscience de ce que je disais. C'était pour ça que j'aimais bien boire. Je disais n'importe quoi et le lendemain, je n'en avais plus aucun souvenir. Je lui racontais l'histoire concernant Judah en long, en large, et en travers, sans même m'attarder sur le fait qu'elle ne devait pas tout comprendre.

"Et tu vois... Judah en fait c'est un dieu..." dis-je d'une voix éméchée. "Il est mort mais je le vois tout le temps... Tout le temps ! Un vrai pot de colle... Là en ce moment il nous regarde mais CHUT ! Il faut pas le répéter !"

J'écarquillai les yeux et la saisis par les bras.

"Ne regarde pas sur ta gauche. Il nous observe..." murmurai-je.

Je voyais qu'elle avait peur, aussi je pouffai. Elle était trop drôle avec son oeil gauche qui était plus gros que le droit. Ou alors c'étaient les miens qui changeaient de taille... wouah... Psychédélique.

"Ce type m'a séquestrée pendant six mois dans une maison." repris-je en hochant gravement la tête avec une moue. "C'est affreux d'être enfermé comme ça. Ca a du être dur pour toi, toutes ces années dans ta tour... Mais bon tu avais Pascal. Moi aussi j'avais Pascal, mais je pouvais pas jouer avec lui. Il était caché dans le miroir !"

Je plaquai une main sur ma bouche pour étouffer un nouveau gloussement. Puis je m'affalai sur la table pour tremper mes lèvres dans la pinte de bière. C'était trop dur de la soulever, alors j'ouvris la bouche et lapai le contenu avec ma langue. Pas trop pratique.

"J'vais te dire. T'es une super nana. Si si." dis-je subitement d'un ton aigu en levant l'index en l'air. "Tu représentes tout ce que j'aurais jamais. Ton moucheron de mari, ta petite vie parfaite et... (un rototo s'échappa de ma gorge) ordonnée. Je crois que c'est pour ça que je te déteste autant. Pourtant, j'en veux pas moi de ta vie ! Tu m'énerves parce que je te comprends pas."

Je levai mes yeux vitreux vers elle sans m'apercevoir qu'une mèche rousse trempait dans ma chope de bière et me redressai du mieux que je pus avant de demander d'un ton lent :

"J'peux être ta demoiselle d'horreur ?"

Oh, oh, oh... et une bouteille de rhum ! Je ne sais pas pourquoi, mais dès que j'étais bourrée, cette chanson de pirate me revenait en mémoire. A vrai dire, c'était à peu près tout ce qui me traversait l'esprit. Du coup, je me mis à penser à Killian Jones, l'instigateur du rhum et de tas d'autres problèmes dans ma vie. J'aurais bien eu envie de lui rendre une petite visite, à celui-là ! Il était toujours marrant de l'avoir à ses cotés quand on était éméchée. Il avait toujours le mot pour rire, et des gestes... déplacés mais après tout ce qui se passait dans une nuit de folie devait rester secret.

Je suivis des yeux la bière que Stan venait de faire glisser devant moi mais repérai alors la bouteille de rhum qui était placée devant Raiponce. Je m'en saisis et me levai d'un bond... avant de tomber à la renverse. Je m'écroulai sur le banc sans avoir renversé une goutte d'alcool -un miracle- et me redressai en poussant des grognements bien appuyés. Je me remis sur mes jambes chancelantes, et parlai enfin de mon idée à la princesse blonde.

"On va... rendre visite à mon ami Killian. Parce que je l'aime bien Killian. Il est gentil. J'ai été méchante avec lui. Je l'ai attaché tout nu sur mon lit... Il faut que je m'excuse. C'est... important. Maman m'a toujours dit de se faire pardonner quand on est méchant."

Et voilà, cela devait arriver. Quand j'atteignais un taux d'alcoolémie trop élevée, j'entrais dans la phase deux, autrement appelée : la route de la rédemption. C'était comme si une deuxième Hope se mettait en marche, celle qui se sentait coupable de créer tant de complications. D'ordinaire, elle était étouffée par tout le reste. Je l'enfouissais bien profondément dans les méandres de mon âme et je ne l'entendais presque jamais se manifester. C'était bien plus facile de vivre ainsi, sans se prendre la tête.

"En plus, c'est un coup d'enfer !" lâchai-je avec un sourire bébête. "Tu verras, je te laisserai jouer avec lui aussi. Il t'apprendra des trucs et Eugène sera content."

Je ne sais comment, j'étais parvenue à faire les deux pas qui me séparaient de Raiponce. Là, je me penchais vers elle et plaquai une main sur son épaule en tombant à moitié sur la petite blonde.

"Eugène, c'est un bon gars." fis-je en levant la bouteille de rhum pour tenter de lire ce qui était écrit dessus. "Il est juste trop bête, mais à part ça je l'aime. Pas comme toi."

ça portait à confusion ce que je venais de dire. Je ne l'aimais pas de la façon dont Raiponce l'aimait ou je l'aimais lui alors que je ne l'aimais pas, elle ? Wouah... trop compliqué. Je portai la bouteille à mes lèvres pour en boire plusieurs gorgées. Voilà, problème résolu ! Question existentielle noyée dans l'alcool !

D'un geste balaud, j'attrapai Raiponce par le bras pour la forcer à se lever. Après quoi je passai un bras autour de ses épaules pour tenter de garder un certain équilibre. Plus le liquide dans la bouteille diminuait à vue d'oeil, et plus ma vision se brouillait. Je voyais tout dans un flou artistique nimbé de lumières. C'était beau.

"J'aime pas la bière. C'est pas bon. J'en bois juste pour montrer que je suis trop forte !"

Un "Hips !" s'échappa de ma gorge et je commençai à avancer, mais subitement, une chose étrange se produisit. Mes pieds s'emmêlèrent, mes jambes prirent la consistance de la guimauve et je me retrouvai face contre terre, à baver sur le sol de La Fin du Monde.

"Mmhf..."

Au prix d'un terrible effort, je roulai sur le dos et brandis la bouteille de rhum à moitié vide.

"Meme pas caffé !" criai-je.

Par contre, j'avais un truc bizarre dans la bouche. Ca avait un drôle de goût. Pâteux, métallique... Beuah... Et c'était quoi ce petit truc avec lequel je jouais du bout de ma langue ? Je portai deux doigts à ma bouche et en sortis un petit carré blanc rougi. Je m'esclaffai.

"Ch'est ma dent !" fis-je en riant.

Les clients qui m'avaient vu tomber poussèrent des "Ouuuuais !" avinés en levant leurs chopes de bière. Toujours par terre, je tendis la dent à Raiponce et déclarai tout en lui lançant un regard presque implorant :

"Chi che te l'offres, tu veux bien que che chois ta demoichelle d'horreur ? Chteuplait ! Chuis chure que Chéchène voudrait ! Che l'appelle pour voir !"

Joignant le geste à la parole, je dégainai mon téléphone de la poche arrière de mon pantalon et appuyai sur la touche trois. Je l'avais mis en mémoire, allez savoir pourquoi, je ne l'appelais jamais... Mais d'un coté, c'était utile pour les cas d'extrême urgence, comme celui-là. Il décrocha aussitôt, un coup du destin.

"Allo Euchène ? Ch'est Merryyyyyyyyy !" hurlai-je comme une sirène de pompier. "Che veux etre ta demoichelle ! Oui hihi... bah pour le mariage, espèche de Flamby ! Pourquoi, tu aurais voulu pour autre chose ?"

Je levai les yeux au ciel tout en parlant, puis je ris à nouveau avant de raccrocher. J'étais toujours étalée par terre. Stan avait même du faire un détour pour porter les boissons à la table d'à coté car je bloquais le passage.

"Il est ok." fis-je à l'adresse de Raiponce en levant le pouce vers elle. "Il me kiffe. Chuis trop génialeuh."

Je baissai les yeux sur mon téléphone. L'écran indiquait un nom qui me semblait familier. Ce n'était pas celui d'Eugène. J'avais parlé à qui, exactement ? Oh, peu importe. L'important, c'était que Raiponce croie que son futur mari était d'accord pour le mariage. Je m'y voyais déjà... Du rhum partout, de la bière à foison... ça allait être le mariage du siècle !

"Faudrait faire venir un taxi, parche j'ai les chambes comme des flacholets !"

Je m'esclaffai à nouveau toute seule. C'était vraiment trop marrant ce que je venais de dire. Même prononcer le mot "camion" m'aurait fait rire. C'était trop fun d'être moi. J'adorais ça. Je fis coucou à Judah qui m'observait toujours sans réagir juste avant de lui faire un doigt d'honneur. ça aussi, ça faisait du bien !