Mi-septembre avait des allures de mi-août. Il n'était pas rare de voir les chiens affalés dans la cuisine, sur le carrelage frais, à la recherche d'un peu de fraicheur. Anya les enviait, parfois, et soupirait souvent, en souhaitant que l'automne arrive. En attendant, la vie suivait son cours. Anastasia était toujours traductrice en freelance. Elle passait toujours ses journées à la maison, exception faite de quelques sorties pour les courses. Dimitri, pour sa part, s'occupait du jardin tant que la météo le lui permettait encore. Tout lui semblait un bon prétexte pour ne pas rester oisif, en dépit du bracelet électronique à sa cheville.
Anya ne pouvait en ignorer la présence mais ils n'en avaient jamais réellement parlé. C'eut été contre-productif. Ils avaient décidé d'aller de l'avant, de se sortir de ce mauvais pas où Dimitri n'était clairement pas allé se fourrer tout seul et ce bracelet, il s'oubliait facilement, tout en leur assurant, peut-être, un peu plus de tranquillité.
Car Storybrooke lisait les nouvelles. Storybrooke savait qu'il n'était plus enfermé. Storybrooke se doutait bien d'où il était revenu vivre. Les journalistes avaient dû se faire un devoir de le leur rappeler, de toute façon. Eux, clairement, connaissaient le chemin.
Anya, pour sa part, était contente et rassurée de l'avoir de nouveau près d'elle en quasi permanence. Ils ne passaient certainement pas leurs journées collés l'un à l'autre. Mais ils étaient de nouveau au même endroit. Son retour avait fait une sacrée différence. Et cette petite routine combinée aux horaires flexibles de la jeune femme avait des avantages.
Cet après-midi là, cependant, Anastasia n'avait pas la tête à Dimitri. Elle attendait Céleste, sa seule et unique "élève".
Quelques mois plus tôt, la jeune femme l'avait contactée pour l'aider à améliorer son anglais. Ce n'était clairement pas le domaine d'expertise de la rouquine mais elle avait accepté de la recevoir et d'essayer de l'aider. Céleste en semblait contente car elle la contactait régulièrement pour un nouveau cours.
Les deux femmes avaient rendez-vous chez Anastasia à 14h et Céleste ne manqua pas de se montrer ponctuelle. Comme Dimitri travaillait dans le jardin à l'arrière de la maison, Anastasia l'avait attendue en jouant avec Abigaëlle. C'est donc toutes les deux qui avaient ouvert la porte à la jeune française peu sûre d'elle.
- Salut ! Pile à l'heure, nota Anastasia en souriant d'un air complice. Céleste, je te présente Abigaëlle ! Si tu veux apprendre à babiller et à perdre 100 points de QI en t'adressant à un être humain, c'est à elle que tu dois t'adresser ! Si tu préfères un cours d'anglais classique, ce sera avec moi ! Et sinon, ça va depuis l'autre fois ?

Abigaëlle semblait avoir fait son petit effet, comme à chaque fois. Personne ne résistait à ses joues bien rondes et à son regard rieur. Absolument personne. Anastasia était contente - mais aussi un peu fière - de voir que sa fille avait une fois de plus su faire son petit effet. Céleste avait l'air rayonnante, presque guillerette. Qui eut cru que la grammaire et la prononciation pouvaient faire cet effet ?
Les deux femmes s'installèrent finalement de sorte à profiter des derniers rayons estivaux du soleil.
- Ca va, oui, merci ! La vie suit son cours et je le suis avec elle. Voilà tout ! Et toi alors, quoi de nouveau ? répondit Céleste.
Par où commencer ? songea la jeune femme.
D'ordinaire, elle n'avait pas grand chose à raconter. Mais récemment, son quotidien avait été vivement bouleverser lors d'une aventure pour le moins extraordinaire.
Sans vraiment le vouloir, Anastasia et d'autres avaient voyagé dans l'un des romans préférés de l'ancienne princesse russe. Là bas, ils y avaient fait des rencontres fascinantes et plus ou moins dangereuses. Pour les autres, du moins. Anya s'en était sortie les mains écorchées. December, en revanche, avait atterri à l'hôpital.
Mais le plus surprenant dans cette affaire résidait sans doute en la rencontre de Victor Hugo lui-même, ce qui leur avait d'ailleurs permis de sortir du roman et d'être accompagnés de Pierre Gringoire qui avait séjourné un temps chez les Chostakovitch avant que Dimitri et Anastasia ne trouvent une solution plus convenable pour tout le monde. Surtout pour Dimitri, en fait.
Céleste allait-elle croire une histoire pareille ?
- Moi ça va. Abigaëlle marchera bientôt, je pense. Elle s'agrippe à nos chiens pour se maintenir debout et vadrouille un peu partout. Et sinon...
Anya prit une inspiration et poursuivit :
- Sinon j'ai voyagé dans un roman. Littéralement, je veux dire. Un truc magique, je suppose. Dans cette ville ça ne m'étonne pas plus que ça. J'y ai même entrainé d'autres habitants qui heureusement ne m'en tiennent pas rigueur - ou n'en donnent pas l'impression. Autant te dire qu'on a vécu une sacrée aventure ! Je peine encore à y croire parfois, on dirait un rêve mais non, c'est réellement arrivé. J'ai voyagé dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Un de mes romans préférés. Je te le conseille vivement si tu ne connais pas mais évite l'édition française racornie de la bibliothèque, je pense qu'elle est envoûtée. Et toi ? Tu vis aussi des aventures folles ?

Céleste avait l'air de la croire - même si elle n'avait pas manqué de faire remarquer à quel point cette histoire était folle. Ce qui était vrai. Anya aussi aurait peine à y croire si elle ne l'avait pas elle-même vécu. Heureusement, elle y avait entraîné d'autres personnes qui faisaient office de témoin. Non, on ne pourrait pas la faire enfermer, même si cette affaire était dingue, car oui, d'autres personnes l'avaient vécu également.
C'était la seule chose dont elle avait besoin. Une garantie qu'elle était saine d'esprit, qu'elle ne prendrait pas la place de Dimitri, que plus personne n'atterrirait dans cet endroit déprimant qu'était l'unité psychiatrique de Storybrooke.
Heureusement, Céleste avait aussi une étrange histoire à conter. Anya reposa sa tasse, attentive. Céleste n'avait pas l'air du genre à se confier à la première venue. Un peu comme l'impératrice, en fin de compte. Si elle acceptait de livrer son histoire de folie, c'était un signe de confiance qu'elle devait prendre avec tout le respect dont elle était capable.
Quelle ne fut pas sa surprise quand Céleste déroula son histoire et qu'elle commença à reconnaitre, au fil des mots de la jeune femme, Gringoire, le poète maudit qu'elle et les autres avaient ramené du monde de Victor Hugo. Plus que jamais, le monde lui semblait particulièrement petit.
Néanmoins, elle ne dit rien, tentant de contenir à la fois sa surprise, son amusement et son soulagement tout en écoutant la suite du récit. Mais l'une des révélations la laissa tellement pantoise qu'elle sentit sa mâchoire s'ouvrir grand sous le coup de la surprise :
- Il m'a confondue avec une certaine Esméralda. Ce qui est plutôt étrange... Je ne sais pas si tu es courant, mais avant cette foutue malédiction, j'étais Esméralda dans Le Bossu de Notre Dame, justement.
Oh ça non, elle n'était pas du tout au courant. En fait, elle n'avait jamais songé à demander qui Céleste avait été dans le monde des contes, supposant qu'elle n'avait pas changé de prénom, tout comme elle n'avait pas songé à demander si elle l'avait "reconnue", elle, la grande duchesse de Russie. Anya avait trouvé cette conversation inutile et avait décidé de ne pas la lancer. Céleste était venue pour gommer son accent. Elle s'était présentée comme Céleste. Point. A partir de là, Anastasia n'avait pas cherché plus loin, estimant que cela ne la regardait pas.
Toujours sans rien dire, elle la laissa poursuivre, songeant que Céleste devait être contente d'avoir produit un tel effet. Ou pas, en fait. Elle avait plutôt l'air perturbée qu'autre chose. Le fait est que les deux histoires contées par les deux jeunes femmes étaient surprenantes.
- D'ailleurs, c'est plutôt marrant que tu aies plongé dans le roman qui a inspiré Le Bossu de Notre Dame ! Drôle de coïncidence, conclut la bohémienne, l'air songeur.
Mais par où commencer ? se demanda alors la jeune femme rousse, tripotant nerveusement l'une de ses mèches comme si ce simple geste pouvait lui apporter la réponse.
- Oui, c'est marrant, commenta t-elle songeuse. Je ne savais pas du tout qui tu étais avant la malédiction... Je ne m'étais jamais posée la question, désolée. Mais ce qui est vraiment drôle et dingue à la fois c'est que tu aies rencontré Gringoire ! déclara t-elle pour mettre les pieds dans le plat, une fois de plus.
Devant l'air interloqué de Céleste, Anya poursuivit :
- Je t'explique. Gringoire c'est un personnage du roman. Quand l'écho de Victor Hugo - je sais, à moi aussi ça parait totalement fou - nous a ramenés en ville, il a demandé à venir lui aussi et je suppose que Victor Hugo a estimé que son histoire dans le roman était terminée... Bref, toujours est-il qu'il est en ville depuis cette fameuse rencontre que tu as faite. Waouh, on peut dire que le monde est réellement petit ! On dirait que c'était écrit qu'il devait te croiser ! C'est vrai que maintenant que tu le dis, tu lui ressembles, à l'autre Esméralda. Physiquement, du moins. Je comprends qu'il ait pu confondre, surtout de dos. Enfin, je suppose... Tu verras, Gringoire est un peu spécial mais il est très gentil et de bonne compagnie. Il m'amuse bien quand ses frasques ne causent de tort à personne.

Oops, songea Anastasia en voyant Céleste blêmir avant d'enfouir son visage dans ses mains. Finalement, elle aurait dû prendre des gants, mesurer ses paroles - ce qui pouvait très bien lui arriver, n'en déplaise à son caractère franc - et ne pas raconter les choses aussi brutalement. Chassez le naturel, il revient au galop, songea encore la jeune femme rousse.
Ce n'était pourtant pas faute à Vladimir et Dimitri d'avoir tenté de lui inculquer les bonnes façons de parler en société. Mais force était de constater qu'Anya n'aimait pas les faux semblants. Elle était exubérante, n'avait probablement pas le caractère le plus agréable qui soi, était aussi têtue et indépendante mais par dessus tout elle était déconcertante de sincérité. Et Céleste semblait en avoir fait les frais.
Anastasia l'observait attentivement, ne sachant quoi faire. Même Hoover avait cessé de câliner Abigaëlle, sentant que quelque chose se passait. Et effectivement, quelque chose se passa : Céleste fondit en de grosses larmes bruyantes.
Que faire ? Que dire ? Anya regardait autour d'elle, l'air confus. Elle n'était probablement pas la plus habilitée pour consoler les jeunes filles et d'autant plus qu'elle ne comprenait pas la réaction de la bohémienne.
Gringoire, après tout, n'avait fait que la confondre avec la Esméralda du livre d'où il était tiré. Il ne pouvait pas connaître la "version" d'Esméralda qu'était Céleste car, en fait, Gringoire ne connaissait rien à ce monde ni aux autres, ceux dont les habitants de Storybrooke venaient respectivement. Le poète ne connaissait que la fragile et naïve jeune fille de seize ans telle que Hugo l'avait imaginée. Il l'avait simplement confondue avec une autre femme, en l'occurrence une autre version d'elle-même. Certes, c'était un peu tordu et difficile à avaler sans aspirine mais où était donc le drame ? Anya avait beau cherché, elle ne trouvait aucune logique à tout ceci. Et pendant ce temps, Céleste continuait de pleurer.
La jeune femme se leva maladroitement et vint se placer à hauteur de Céleste pour poser une main amicale sur son épaule et la presser tendrement.
- Je suis désolée, ça fait un peu beaucoup d'informations, je m'en rends bien compte. Mais pourquoi toutes ces larmes ? Gringoire s'est juste trompé de personne. Il connaît une Esméralda, c'est vrai, celle de son roman, une jeune fille naïve, maladroite et rêveuse, mais il ne te connait pas toi. Il ne connait pas la Esméralda que tu es. Tu n'as pas à avoir... peur ou à être gênée. Tu es une fille bien, je le sais, tu n'as pas à regretter ta vie passée ou à avoir honte de qui tu es. Je... bouge pas, on doit avoir des mouchoirs au salon.
Était-ce une tentative de fuite de la par de la jeune femme ? Il est vrai que les larmes de Céleste la décontenançaient particulièrement. Néanmoins, d'un point de vue pragmatique, Céleste avait besoin de sécher ces vilaines larmes. Laissant Abigaëlle sous la surveillance d'une Hoover sur le qui-vive, Anya courut au salon. Deux minutes plus tard, elle rapportait une grande boîte de Kleenex qu'elle posait devant Céleste.
- Voilà, je suis revenue, annonça t-elle aussi inutilement que maladroitement. Tu penses que ça va aller ?

Depuis le retour d'Anastasia et l'arrivée de la boîte à mouchoir, Céleste semblait légèrement apaisée. Elle ne pleurait plus, du moins, et c'était une bonne chose. Elle s'était également remise à parler, ce qui était une autre bonne nouvelle. Anya s'en trouva un peu rassurée et lui sourit maladroitement.
A en croire les propos de Céleste, c'était uniquement de sa faute. Elle s'était laissée emporter. On avait évoqué des sujets sensibles. Son ancienne vie, probablement, songea la rouquine toujours sans mot dire, plantée là, dans son propre environemment, comme s'il lui avait soudainement devenu étranger.
- Ce n'est rien, vraiment, assura t-elle d'une voix qui se voulait rassurante et encourageante. Ca arrive à tout le monde de craquer, crois-moi.
Mais Anya sentait que rien de ce qu'elle ne pourrait dire n'apaiserait véritablement Céleste. Elle se mordillait la lèvre inférieure, songeuse. Pourtant, s'il y avait une personne qui pouvait comprendre ce besoin de craquer, c'était bien la grande duchesse. Si elle était parfaitement épanouie et heureuse depuis quelques mois, elle aussi avait connu des heures plus sombres et des moments de déprime totale où le moindre souvenir déclenchait une crise de larmes incontrôlable. Ava avait été témoin de cet état déprimé et Anastasia s'en était sentie gênée. Depuis que sa vie tournait un peu plus rond, elle était bien contente de montrer à Ava combien les choses s'étaient améliorées pour elle et comment elle avait repris du poil de la bête.
Céleste y parviendrait sans aucun doute, mais pas aujourd'hui.
Sans plus rien dire, elle venait de se lever pour se diriger vers la sortie sans un regard pour Anastasia qui en resta coïte de stupéfaction, se contentant de suivre la bohémienne des yeux sans rien dire. Alors elle allait partir comme ça ?
Céleste était à hauteur de la sortie quand, surgi de nulle, part Gringoire et son costume bariolé - qu'il affectionnait particulièrement en dépit des vêtements plus passe-partout que lui avait dégoté Anya - fit irruption dans le jardin, gai comme un pinson. Le contraste entre le saltimbanque et la bohémienne, était saisissant. Il avait manqué de la bousculer et ne l'avait évité que de quelques millimètres avant de la reconnaître :
- Eh ! Mais c'est vous ! s'écria t-il, ravi de la revoir. Oh oui, c'est bien vous, le sosie de ma fausse femme ! Incroyable comme vous lui ressemblez, madame ! commenta t-il avant de lui baiser la main et de faire une courbette ridicule.
Puis, avisant son visage bouffi, il perdit un peu de son entrain. Tout en grattant sa tête, il commenta :
- Loin de moi l'idée de vous vexer, très chère, mais vous avez une mine épouvantable ! Qu'est ce qui vous arrive enfin ? Mademoiselle Anastasia ne peut quand même pas être d'aussi mauvaise compagnie ?! s'écria t-il, alarmé.
L'intéressée roula des yeux.
- Je vous entends, signala t-elle.
Le poète leva alors les yeux vers la jeune femme rousse, entourée de Hoover et Abigaëlle qui gambadait gaiement, à mille lieues d'imaginer les problèmes des grandes personnes. Il faisait une révérence polie mais néanmoins grotesque, quand Anastasia reprit :
- Céleste allait nous quitter, je ne sais pas si vous tombez à pic, Maître Pierre...
- Ma foi, je ne sais pas non plus, avoua t-il. Mais si vous avez encore de ces délicieux biscuits au chocolat, je suis votre homme ! Et je suis sûr que mademoiselle gagnerait à en manger aussi.