Je frémis en voyant des gouttes de sang couler du nez de mon nouvel ami. Il m'écarta de lui pour s'essuyer avec un morceau de tissu. Je détestais ce liquide rouge. Il me rappelait la fin de toute chose. Maman avait perdu tant de rouge ce jour-là, juste après son combat avec Dent-Tranchante... Puis elle n'avait plus respiré. Plus du tout. Je me mordis les lèvres, observant Jeremiel à la dérobée. Je craignais qu'il ne meure, lui aussi. Que lui arrivait-il ? Ce n'était pas normal de saigner sans raison. J'avais lu beaucoup d'ouvrages sur le corps humain. Le sang devait rester à l'intérieur pour que tout fonctionne correctement.

Jeremiel avait l'air préoccupé. Il alla me chercher un verre d'eau que je pris avec bonheur.

"Merci. Ma gorge est aussi sèche que les montagnes qui brulent !" déclarai-je avant de boire cul-sec.

Il ne devait probablement pas savoir de quoi je parlais. Je n'avais pas encore pris le temps de réviser toutes les expressions adéquates, dans le langage des Deux Jambes. Il me faudrait encore un certain temps avant de tout assimiler.

Posant le verre sur la table débordant de victuailles, je répondis à sa question tout naturellement :

"C'est juste à cause du titre. Ca s'appelle 'Dinosaur', ça me faisait penser à mon ancienne vie..."

J'avais presque chuchoté la fin de mes paroles, penchant la tête sans plus oser le regarder. Je n'avais pas honte d'avoir été un Long-Cou, mais à en juger par son comportement, il était très impressionnable. Je ne souhaitais pas le perturber davantage. Je m'en serais beaucoup voulu.

Néanmoins, en levant quelque peu les yeux, je fus surprise de constater qu'il m'écoutait avec attention. Il était prêt à entendre la vérité, du moins je le jugeai ainsi. Je pris donc mon courage à deux mains et déclarai avec plus d'assurance :

"J'ai soixante millions d'années, en fait."

J'esquissai un sourire contrit, tordant mes mains l'une contre l'autre. Il allait surement me trouver vieille. Je ne saisissais pas bien cette notion. Je ne me sentais pas âgée.

"Je viens d'un endroit où tout est tellement grand... Tellement beau. Si l'occasion se présente, je t'emmènerais avec moi pour te montrer." dis-je avec un sourire. "Les oiseaux n'ont pas de plumes, les Deux-Jambes n'existent pas. Il n'y a que mes semblables."

Un éclat de nostalgique piqua mon coeur. Comme tout ceci me manquait ! La Grande Vallée, mes amis, mes grand-parents... Les reverrais-je un jour ? Ou m'étais-je égarée pour toujours ?

"Et toi, tu viens d'où ?" demandai-je timidement. "Tu n'as pas l'air d'habiter ici. Tu ne leur ressembles pas."

Je lançai un regard autour de nous pour lui signifier que je parlais des autres gens. Il n'était pas habillé pareil, il n'avait pas les mêmes cheveux, il avait une tête de ravioli. Je me moquais de son apparence puisque c'était mon ami, mais la curiosité m'animait tout de même.

Tout en attendant qu'il me réponde, je commençai à remuer la tête machinalement au rythme de la musique. Mes petits pieds nus s'agitèrent de nouveau sur le sol. Les Deux-Jambes autour de nous s'agitaient deux par deux ou en petits groupes. C'était vraiment curieux. Sans doute avaient-ils tous envie d'aller au petit coin mais ils ne savaient pas où il se trouvait.

Je pris la main qu'il me tendait, et il m'entraina sur la piste de danse, rejoindre les gens qui s'agitaient sans raison. Puis, inexplicablement, nous fîmes comme eux. C'était facile. Amusant. Je levai un peu les bras et les bougeai en rythme sur la musique, sautillant sur mes pieds nus. La chanson battait en moi aussi surement et follement que mon coeur. Je tournai sur moi-même, reprenant de ma voix fluette les mots du refrain que j'avais entendus :

"And it's a great big world... She's just another girl!"

Alors que j'étais décidée à entamer le reste du couplet, Jeremiel me coupa dans mon élan. Il me saisit de nouveau la main pour m'emmener plus loin, à coté d'une porte battante qui battait tout le temps, dès qu'un Deux-Jambes habillé comme un pingouin sortait avec un plateau en main. A la réflexion, beaucoup de monde était vêtu comme ces curieux animaux de la banquise, ce soir-là. Pas les dames. Elles, elles portaient des robes scintillantes comme des joyaux. C'était beau. Même si je ne comprenais toujours pas pourquoi.

Je clignai des yeux, remarquant que Jeremiel me fixait avec insistance. Sa question me laissa pensive. Mais lorsque je pris la parole, j'étais intransigeante. Je savais de quoi je parlais.

"Non, j'ai bel et bien soixante millions d'années." assurai-je, sourcils toujours froncés. "Je suis un dinosaure. Et comme il n'y en a plus à l'heure actuelle, ça veut bien dire que je viens du passé. C'est logique."

Je le regardai d'un air à la fois navré et sérieux. J'étais désolée de briser toutes ses belles croyances. Je voyais que j'avais détruit les fondations des certitudes auxquelles il était attachées. Hélas, je ne pouvais lui mentir. Je ne pouvais trahir mon espèce. Cela aurait été comme tourner le dos à Maman, à mes amis...

"Qu'est-ce qui t'ennuie ?" demandai-je, anxieuse à l'idée qu'il me tourne le dos. "Tu ne veux plus etre mon ami à cause de... de ça ?"

Je ne voyais pas bien comment cela aurait pu être un frein à notre relation, mais les Deux-Jambes pouvaient se montrer tellement bizarres... Subitement, une autre idée germa dans mon esprit. J'écarquillai les yeux en une expression épouvantée.

"Tu n'aimes pas les dinosaures ! Tu les détestes !"

C'était évident ! Il était dinosaurophobe ! Je reculai d'un pas pour m'éloigner de lui. Je pivotai sur moi-même quand je sentis un choc brutal contre mon épaule. Ma tête heurta quelque chose de très dur. Des ptérodactyles dansèrent devant mes yeux tandis que je m'étalai par terre, dans un fatras de jupes.

Sonnée, je renversai la tête sur le sol, voyant d'en bas la chose qui venait de m'assommer à moitié.

"Méchante porte..." marmonnai-je d'un ton pâteux. "C'est pour ça qu'il n'y en a pas dans la Grande Vallée..."

Un pingouin me regardait de haut, l'air estomaqué, son plateau renversé. Mais plus rien n'avait d'importance car mon nouvel ami ne m'aimait pas telle que j'étais.