Les journées de Luca se ressemblaient toutes, mais ça ne dérangeait pas l’ancien robot. Il galopait d’une occupation à l’autre, au sein de sa décharge, à devoir trier des déchets, en déplacer d’autres, faire de petites sculptures qu’il abandonnait un peu partout, jusqu’à ce qu’elles s’affaissent sur elles-mêmes. Il prenait, aussi, le temps de récupérer quelques petits trésors qui n’avaient de sens que pour lui, en attendant, un peu bêtement, qu’EVE revienne leur donner un sens qu’ils n’avaient pas jusque là. Elle avait ce petit don, la robote, d’éveiller les choses endormies et de faire fonctionner ce qui ne fonctionnait nulle part ailleurs. Il avait bien tenté d’allumer les ampoules avec ses mains, lui, mais ça ne marchait jamais.
Il lui arrivait de sortir, en ville, se promener dans les docks sans craindre ses voisins. Il les trouvait sympathiques, lui, ses voisins. Il aimait leur sourire, leur faire coucou de la main et galoper plus loin, parce qu’il ne voulait pas les déranger, et qu’il avait un peu peur qu’on l’attaque pour rien. Généralement, on le laissait faire sa vie tranquille. Luca n’inspirait pas la suspicion. Il était insignifiant, seulement le petit gérant de la décharge qui s’amusait à courir dans les rues et ramasser tout ce qu’il trouvait. Certains se moquaient même de l’avoir vu jeter un objet brillant pour se concentrer, plutôt, sur une pochette déchirée.
Chacun ses priorités, on ne le répétera jamais assez.
Luca n’était pas le genre à comprendre les complexités du bien et du mal. Il se contentait de voir ce qu’il devait faire, ce qui était plus ou moins à lui, ce qui était aux autres, et… c’était à peu près tout. On lui avait dit que la décharge était à lui et qu’il décidait ce qu’il voulait à l’intérieur. Alors, s’il voulait donner toutes ses affaires au premier venu, il avait le droit. On lui avait dit qu’il ne fallait pas voler les affaires des autres, alors Luca ne prenait que ce qui était jeté. Si c’était jeté, ce n’était plus à personne. De toute façon, il n’était clairement pas le genre à arracher un objet des mains de quelqu’un. Alors, généralement, il ne se mêlait pas des affaires des autres. Il les laissait faire leurs trucs entre eux et passait juste son chemin, sans s’en inquiéter. Il avait fini par comprendre qu’il ne devait pas gêner.
Aujourd’hui, le robot s’était baladé sur le bord de plage et avait regardé tous les coquillages qu’il trouvait, sans oublier de les remettre gentiment à leur place. Il ne voulait pas prendre de choses venues de la mer, chez lui, alors qu’il n’avait pas d’eau salée pour les mettre dedans. Il ne connaissait pas bien les affaires qui venaient de la mer, lui, puisque l’eau était une donnée étrangère à son monde et qu’il se cachait, chaque fois que survenait un orage. Il avait été tout heureux d’apercevoir des méduses et des petits poissons, mais Luca n’osait pas tremper les pieds dans l’eau. Quelque chose lui disait qu’il n’était pas fait pour ça et qu’il ne devait pas approcher, de peur de couler, de rouiller, de dysfonctionner. Même s’il était humain, il préférait sans tenir loin.
De retour dans sa décharge, il avait fermé le portail pour la nuit et posé ses quelques trouvailles dans son grand bazar. Même si le soleil tombait lentement à l’ouest, Luca avait envie de rester éveillé aussi longtemps que possible et s’amuser un peu comme il le pouvait, dans son domaine. Il était roi, ici-bas, même s’il n’en comprenait pas le terme, et passait son temps à courir dans tous les sens pour assembler quelques affaires ou fouiller dans les tas d’ordures, dehors. Parfois, il courait après le raton-laveur qui prenait sa décharge pour son territoire. Il n’avait pas encore réussi à lui mettre la main dessus, mais Luca rêvait du jour où il pourrait s’asseoir à côté et lui passer un beau couvercle brillant.
Pour le moment, il était question d’enfiler une nouvelle invention sortie tout droit de son esprit détraqué : une sorte de casquette sur laquelle il avait collé deux lampes torches. Il enfila le couvre-chef, appuya sur les deux boutons d’allumage et tourna la tête dans tous les sens, pour voir les deux phares éclairer tout ce qu’il regardait, comme dans son monde, quand il allumait ses gros yeux. Tout content, Luca bondit dehors et vint regarder, de très près, les piles de détritus. C’était fabuleux ! Il pouvait, à nouveau, voir quand il faisait nuit !
Un bruit suspect, plus loin, lui fit relever la tête d’une cuvette de toilettes. Luca tendit l’oreille pour entendre des mots, qui formaient des phrases et donnaient un discours plus ou moins cohérent. Le temps de connecter son cerveau, en tout cas, il ne comprit pas tout. Puis le sens le percuta et il contourna la pile de détritus pour s’inquiéter de l’inconnue coincée chez lui. Par précaution, il posa les mains sur ses pectoraux et s’inquiéta de savoir s’il avait changé de corps. Elle avait dit « mon petit », mais visiblement, ce n’était pas à lui qu’elle s’adressait. Le mot « rouillé », lui, trouva un écho chez Luca qui, justement, avait la même peur vis-à-vis de l’eau. Sauf qu’il n’y avait pas d’eau, ici. C’était quoi ce bazar ?
Luca surgit de derrière sa pile de détritus d’un bond, les deux lampes torches braquées sur une chevelure blonde. Quand il pencha la tête sur le côté, le halo lumineux glissa jusqu’aux blocs de déchets et un petit cafard auquel il eut tout juste le temps de faire coucou, avant que la bête ne se carapate, visiblement effrayée par la lumière. Par précaution, Luca n’approcha pas de la dame. Il en connaissait d’autres, des jolies créatures qui remuaient dans ses déchets, et le souvenir des coups de feu tirés dans sa direction le faisait frissonner. Plus jamais !
– Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il, en revenant à la blonde. Moi aussi, je parle aux cafards, mais ils répondent jamais. Le mieux, c’est de faire des gestes, c’est plus universel.
Luca acquiesça du chef, pour confirmer lui-même ses propos, et les lampes torches suivirent le mouvement. Il faillit même perdre sa casquette, à trop baisser la tête, et dut tout remettre bien en place sur le haut de son crâne.
– Tu veux essayer quoi ? Si c’est des lasers hyper puissants et hyper précis, non, non, non, pas ici ! J’ai déjà bien assez de mal à tout ranger comme ça, je ne veux pas recommencer.
Il soupira un grand coup et posa une main sur son bidon, qu’il tapota un peu du bout des doigts. Cette histoire était bizarre, il ne savait pas ce qu’elle voulait, mais il n’était pas certain que sa décharge soit le meilleur endroit pour ça.
– Il ne va pas pleuvoir, ce soir. Tu vas pas rouiller, du coup. Puis au pire, il y a un toit chez moi, indiqua-t-il, en pointant le hangar du pouce. Tu devrais pas toucher à ça, ça pourrait te faire un peu mal.
Lui-même ne s’empêchait jamais de prendre les déchets à pleines mains, mais Luca n’avait ni peur de l’odeur, ni de se blesser ou de se salir. Il avait été construit pour ça, de toute façon. Mais il savait pertinemment que les autres habitants conseillaient souvent, aux femmes et aux enfants, de ne pas toucher ce genre de choses. Il l’avait vu dans un de ses films, en tout cas, ça c’était sûr et certain !
– Mon nom c’est Luca, se présenta-t-il, en approchant d’un ou deux pas, pas plus. Comment t’es entrée ? À cette heure-là, d’habitude, il n’y a que moi et les animaux qui se faufilent.
Il releva un peu la tête, braqua ses lampes sur l’inconnue et plissa les yeux. Il eut beau la regarder, il n’avait pas l’impression qu’elle était un animal qui se faufile. À moins qu’elle ne soit le raton-laveur soudain devenu humain, comme lui n’était plus un robot ? Non, il était sûr que non.
– C’est mieux si tu viens en journée pour chercher des trucs. La nuit, on ne voit plus rien. (Il marqua une pause, l’esprit visiblement ailleurs, avant de lever un index victorieux.) Sauf moi ! J’ai retrouvé mes yeux qui brillent ! Je te les donne, si tu veux.
Et il enleva sa casquette customisée pour la tendre à la blonde. Au pire, il en referait une. En revanche, elle faisait mieux de ne pas demander où il avait trouvé la casquette. Luca n’était pas franchement le genre à acheter beaucoup de choses, dans sa vie.