Vingt heure sur la grande place, Storybrooke était calme et lumineuse comme une fête sans invité. La saison morte avait rendu le centre-ville très triste. Partout autour d'un petit food truck encore éclairé les magasins pleuraient l'absence des touristes, derrière leur rideau de métal. La journée n'avait pas été très bonne pour les affaires, Benjamin s'était résolu à fermer plus tôt que d'habitude quand un troupeau de comètes multicolores jaillit de l'obscurité, réveillant en sursaut les pavés de la rue endormie. Le camion se mit à trembler lui aussi lorsque six mastodontes aux tenues aussi stretch et colorées qu'un bal des années 80 s'appuyèrent sur le comptoir de Daddy Donuts. L'un des géants posa son nez si près du menu que sa moustache pouvait le lire.
"Six Octopus, s 'écria-t-il avec un drôle d'accent moustachu !"
Il adressa une frappe amicale si puissante sur l'épaule de Benjamin qu'elle le propulsa dans ses casseroles. Le rire tonitruant des colosses raisonna dans toute la ville, assourdissant le pauvre vendeur de donuts qui peinait à retrouver son équilibre. La douleur dans son épaule le fit grimacer, mais il s’efforça de faire bonne figure, cette commande allait être la plus importante de la journée.
"S'il vous plait !, rajouta celui qui devait être le leader de la troupe multicolore, vue l'énorme ceinture en or qu'il portait autour de la taille."
Benjamin ravala sa salive et acquiesça, incapable de prononcer le moindre mot tant il était décontenancé par ses interlocuteurs venus tout droit de la planète musclor. Il se lança dans la préparation de six énormes octopus, le monstre des Donuts qui faisait la réputation du food truck. Cela allait lui prendre une bonne heure durant laquelle il apprendrait tout de ce sport encore trop peu connu, le '' Tonic Wrestling'', un savant mélange de catch et de gym tonique venu tout droit de Russie. Enfin, après une impressionnante démonstration de lutte tonifiante qui valut à Benjamin quelques bleus et sueurs froides, la troupe reprit sa route, remerciant gracieusement le petit vendeur par des accolades musclées.
Épuisé, Benjamin ne remarqua pas tout de suite qu'il s'était trompé dans les comptes et n'avait facturé que la moitié de la note des lutteurs russes. Rêvant de prendre une bonne douche le jeune homme s'empressa de fermer boutique et grimpa sur son vélo sans même prendre le temps de mettre son casque. Il pédala le plus vite possible, car les rues étaient calmes et il aimait sentir la brise nocturne sur son visage comme un raz de marée de bisous congelés. Cela lui procurait un sentiment de liberté si enivrant qu'il lui arrivait parfois de rouler à toute vitesse, les yeux fermés, guidé par sa seule intuition. Jusqu'à aujourd'hui, Benjamin n'avait jamais eu d'accident, car Storybrooke, outre le fait qu'elle soit le centre de phénomènes étranges tels que l'apparition nocturne d'une troupe de catcheurs en slips fluorescents devant un food truck de donuts tenu par un guépard devenue humain, était une ville plutôt tranquille. Mais, ce soir-là, le sort en avait décidé autrement. Alors qu'il dévalait une pente à toute vitesse, Benjamin fonça tout droit sur un scooter de pizza planet qui avait décidé lui aussi de jouer dangereusement avec le code de la route. Les deux hommes se percutèrent de plein fouet et s'envolèrent dans un ballet de pizzas au clair de lune. Lorsque Benjamin se releva de sa chute, il compta un à un les membres de son corps pour être sûr d'être entier. Le choc avait été violent, mais un amas de poubelles avait amorti leur chute. Les deux garçons se regardèrent, les yeux écarquillés et le souffle coupé, ils étaient en vie. Mis à part une coupure sur le front et un t-shirt recouvert de tomate, Benjamin était en parfaite santé. Son vélo en revanche avait une roue carrée et une peinture à retaper. Les deux hommes abasourdis discutèrent de la précarité de la vie et de l'importance des olives noirs dans l'architecture d'une bonne pizza. Après une bonne heure à papoter sur les décombres de leurs véhicules, chacun repris sa route, ému d'être en vie et d'avoir fait une si belle rencontre.
Lorsque Benjamin arriva devant les portes de son immeuble, il était minuit passé. Il s'engouffra dans l'ascenseur avec son cadavre de vélo, mais évidemment, celui-ci était hors service. Totalement épuisé par cette nuit qui n'en finissait pas, le garçon se dit qu'il ferait peut-être mieux de dormir dans les escaliers, mais le gardien de nuit ne semblait pas de cet avis. Perdu dans d'épais sourcils broussailleux, les yeux du vieillard étaient si terrifiants qu'ils donnèrent à Benjamin la force de grimper les trois étages en 15 secondes chrono. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il découvrit que la porte de son appartement était grande ouverte.
"Judy, s'écria le garçon prit de panique !"
Il se précipita à l'intérieur et découvrit que sa lapine n'était plus là. Le lit était défait, les coussins éventrés et la nourriture jonchait le sol. On aurait pu croire qu'un animal sauvage avait séjourné dans l'appartement. Aucune trace de Judy à l'horizon à part des petites empreintes de pattes laissées dans de la peinture fraîche. La trajectoire du lapin s'étendait jusqu'au couloir. Benjamin ne perdit pas une seconde, il tenait à sa lapine comme à la prunelle de ses yeux. Il se précipita dans les escaliers, trébucha sur son vélo et dévala les marches sous le regard ébahi de ses voisins alertés par le bruit. Cernes noirs autour des yeux, front balafré, jambes boitillante et t-shirt recouvert de sauce tomate, voilà le portrait d'un homme sorti tout droit d'un film de zombies. Les empreintes le conduisirent jusqu'à l'extérieur du bâtiment et disparurent quelques rues plus loin. À bout de nerfs et complètement démuni, le jeune homme donna un grand coup de pied dans une poubelle et s'excusa auprès d'elle aussitôt, honteux. S'énerver comme ça n'était pas dans ces habitudes, mais rien aujourd'hui n'était habituel et la nuit ne faisait que commencer...
