J'écoutais Emma, bouche bée. Ce qu'elle me disait était tellement incroyable que j'hallucinais totalement. A mesure qu'elle me racontait son périple, des images se formaient dans ma tete. J'y voyais ma cousine Hippolyte en prise avec des monstres chimériques, mon oncle, fier et droit comme à son habitude...

Puis, quelque chose se brisa quand j'entendis la fin de son récit. Ma... ma mère. Elle était de retour. Elle allait bien. De toute évidence, elle était en pleine forme si l'on considérait l'allure épouvantable de mon amie. Des viscères et du sang séché parsemaient ses vêtements, avant qu'elle ne prenne une douche et ne se change.

"Comment aurait-elle pu exploser quelqu'un ?"

Oui, c'était ma première question. Ca me paraissait absurde. Ma mère avait toujours été un modèle de bonté et de douceur. Même étant ado, quand je revenais tard, elle me grondait sans jamais hausser la voix. Elle savait se faire respecter sans en venir à la violence. Un éclat de rancoeur se piqua dans mon coeur de jeune naïf. Je ne savais rien d'elle. J'avais cru pendant vingt et un ans qu'elle se nommait Aryana Cloud-Sandman, alors qu'en réalité, j'avais pour mère la déesse Aphrodite. Cette dernière n'était pas connue pour sa clémence. Les livres la dépeignaient comme une divinité farouche, dont la jalousie excessive avait causé la perte de bien des hommes et femmes, sans parler de sa cruauté lorsqu'une chose ne se passait pas comme elle l'escomptait. Je m'acharnais à penser qu'elle était telle que je la connaissais, mais après l'histoire d'Emma, c'était plutôt difficile à croire.

Je déglutis avec peine et serrai mes mains autour de mes genoux. Je m'aperçus que j'avais ramené mes jambes contre ma poitrine, perché sur la chaise. Je me sentais mal. J'avais envie de vomir tout autant que de pleurer. Pourtant, j'aurais du me sentir heureux de la savoir en vie. J'aurais du... mais voilà le problème : je craignais autant mes parents que je les aimais. Malgré tout, j'étais soulagé. Maman était toujours là. Même si elle se montrait cruelle, même si elle allait parfois trop loin, je savais qu'elle était pleinement et entièrement de mon coté. Si jamais ce fils de titan ou Chronos nous voulait du mal, à Lily, au bébé ou à moi, elle nous protègerait.

Je passai une main sur mon visage, m'apercevant trop tard qu'il était humide. Je me détournai brusquement d'Emma et sautai sur mes jambes. Je ne souhaitais pas qu'elle me voit pleurer. Les garçons ne pleurent pas. Jamais. C'est une preuve de faiblesse.

Je m'adossai contre l'évier, sentant l'inox glacé sous ma peau. Je baissai les yeux sur mes mains fines et graciles. Un faible rictus déforma mes traits angéliques. Les garçons ne pleurent pas, mais une demi-fille en aurait peut-être le droit ?

Je secouai la tête, mes cheveux remuant sur mes épaules. Marre de tout ça. Je fermai les paupières et me concentrai. Je voulais redevenir moi. J'y verrais plus clair si j'étais de nouveau Elliot et plus Ellie.

Je rouvris les yeux quelques instants plus tard, et constatai que j'avais toujours une frange et les attributs d'une fille. Je pivotai vers Emma, l'ombre de l'anxiété passant dans mon regard.

"Je crois que je suis de nouveau une nana à plein temps." révélai-je d'un ton perplexe.

Je me débattais avec cette fatalité. Je ne voulais pas que ça recommence, je ne voulais PAS ! J'avais bien trop de problèmes pour gérer celui-là. Je me concentrai encore, et encore, me mordant les lèvres. Soudain, quelque chose se déchira à l'intérieur de moi. Le temps que je mette des mots dessus, une crampe au ventre me fit grimacer.

Brusquement, je sentis une chaleur désagréable à un endroit très mal placé. Grimaçant toujours, je crispai une main sur mon abdomen. Tout à coup, j'écarquillai les yeux, comprenant ce qui était en train de m'arriver.

"OH NON PITIE PAS CAAA !" criai-je vers le ciel -comme si ma famille y était pour quelque chose là-dedans. "TOUT SAUF CA, SOYEZ SYMPA !"

Je n'en étais pas sur, car je n'avais jamais rien vécu de pareil, mais...

"Emma." repris-je d'un ton étrangement calme dans lequel pointait tout de même une intense nervosité. "Je crois qu'on a un code rouge."

La douleur était... atroce. J'avais l'impression qu'on me labourait les entrailles avec une moissonneuse-batteuse interne. Plus je me focalisais sur le fait de redevenir un mec, et plus la souffrance s'intensifiait.

J'avais suivi docilement Emma jusqu'à la salle de bains et étais resté bien démuni face aux "protections" qu'elle m'avait données. Elle m'avait laissée en tête à tête avec ça. Plus que jamais, j'avais envie de mourir. Je fus même à deux doigts de me supprimer, car rien ne pouvait être pire que cette humiliation. J'étais bien tenté de voir sous quelle apparence j'allais ressusciter. J'avais approché mon rasoir électrique de mon cou, bien décidé à en finir, mais en croisant mon reflet dans le miroir, j'avais sursauté et avais lâché la pareil qui s'était mis en route tout seul dans le lavabo vide. J'avais sursauté et l'avais éteint.

Finalement, j'avais "apprivoisé" les protections, avec bien du mal. Quand je descendis l'escalier, j'eus l'impression de marcher comme un cow-boy qui viendrait de descendre de sa monture après une longue chevauchée. J'avais mis un pantalon de pyjama, histoire de me sentir plus à l'aise. Je me dirigeai mécaniquement vers le canapé, la main crispée sur le ventre. Je m'allongeai en grimaçant et du bout du pied, attrapai un plaid polaire que je remontai jusqu'à mon menton. J'étais emballée, protégée, c'est pesé !

Alors pourquoi avais-je toujours aussi mal ? Je me mordis les lèvres et couinai sous la couverture. Aucune position ne me convenait. J'avais mal dans le bas du dos. Pourquoi ? C'était devant que ça se passait, pas derrière !

Je tournai la tête vers Emma qui venait de poser gentiment une tasse de chocolat chaud surmontée de crème fouettée sur la table basse, à coté de moi. J'esquissai un geste pour l'attraper avant de grimacer de nouveau et de laisser retomber mon bras sur le plaid.

"Trop difficile..." marmonnai-je.

Je fixai la tasse appétissante d'un oeil attristé, avant d'ajouter sans conviction :

"De toutes façons, je n'ai pas tellement faim..."

Je m'abimai dans un silence pensif pendant quelques instants. Enfin, je levai les yeux vers Emma qui m'observait d'un air soucieux.

"Pourquoi ça m'arrive à moi ? Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? Tu peux me le dire ?"

Comment aurait-elle pu le savoir ? Je repensai à maman. Peut-être qu'elle pourrait m'aider ? Est-ce que les déesses avaient un code rouge ? Ou étais-je encore une fois l'exception qui confirme la règle ? Je m'en serais bien passé de celle-ci...

J'inspirai à fond en sentant une nouvelle crampe. Je fermai les yeux et respirai par saccades, mais m’arrêtait brusquement en ayant l'impression d'imiter un chien. Je n'allais pas accoucher non plus. Fallait se ressaisir, Elliot. Tu es un mec. Il te manque juste l'attirail qui va avec, mais tant que tu es persuadé que tu es un homme, ce cauchemar aura une fin.

Je soulevai subitement les paupières, en proie à une terrible pensée. Je me redressai d'un bond et agrippai le bras d'Emma qui s'était rapprochée.

"Si j'ai un code rouge... ça veut pas dire que... je peux procréer ? Enfin... comme une fille procrée ?"

Je déglutis avec peine, attrapant le coussin derrière moi à tâtons avant de me laisser tomber en arrière. Là, je plaquai le coussin contre mon visage pour hurler.

Quelques secondes plus tard, j'enlevai le coussin et dégageai les mèches de cheveux qui s'étaient plaquées sur mon visage. J'expirai lentement et repris d'un ton plus calme :

"Je vois pas pourquoi je me stresse pour rien, parce que pour procréer, il faut être avec un gars. Et comme je n'ai pas DU TOUT l'intention de passer à l'acte avec un mec, il faut que... je me détende."

C'est vrai quoi. Ce n'était pas si grave de se dire qu'on pouvait porter la vie. Alors pourquoi ça me perturbait autant ? Je tentais de penser à autre chose, même si je clignai étrangement des yeux tout en observant Emma. Ne pas craquer, ne pas craquer.

"Donc... une carte dans un temple t'a désignée comme étant divine, c'est ça ?" fis-je pour tenter de me focaliser sur autre chose. "Bienvenue au club !"

Je me crispai de nouveau dans le canapé en sentant une autre crampe. Ca ne s’arrêterait donc jamais ?

"C'est vrai que j'aurais pu passer incognito aussi en étant Ellie, mais je suis grillé parce que je l'ai un peu trop crié sur les toits. C'est pas évident de s'en remettre, quand on change de sexe..."

Je me tus, en proie à une farandole de pensées. J'en avais mal au crane, en plus d'avoir mal au ventre. Je me laissai tomber sur les coussins, posant le revers de mon bras contre mon front moite.

"Crois-moi, renouveler l'expérience, ça n'a rien de sympa..." maugréai-je.

J'en savais quelque chose. Rooh... pourquoi étais-je le seul gars sur la terre à avoir besoin de combattre pour en rester un ? Ce n'était pas juste ! Puis, j'écoutai Emma me raconter son histoire avec la carte, et le temple, et cette théorie un peu loufoque.

"Tu as tout d'une déesse." dis-je dans un souffle.

Je ne pesais même pas mes mots. Elle était belle, musclée, forte. Elle avait toutes les qualités pour en être une. Heureusement que Lily n'était pas là pour entendre ces propos. Cependant, une question planait sur tout ça.

"C'est vrai que c'est bizarre, tes parents ne sont pas divins."

Je fronçai les sourcils en l'observant. Elle était sans doute la plus belle énigme que je n'avais jamais vue.

Je pris la pilule qu'elle me tendait et la mis en bouche avant de boire plusieurs gorgées de chocolat chaud. Puis je reposai la tasse sur la table basse.

"Ta capacité divine est peut-être née toute seule, elle a peut-être germé en toi et s'est révélée dans ce temple."

Je réfléchis à ma propre hypothèse. Ca me semblait un peu trop dingue, mais après tout pourquoi pas ? On n'était plus à un truc chelou près. Je lui adressai un sourire.

"En tous cas, on est aussi zarbi l'un que l'autre. Quelque part, c'est rassurant."

Mon sourire s'élargit avant de se transformer en grimace quand je sentis une crampe encore plus violente. Je crispai la main sur mon ventre et repoussai la couverture polaire.

"Tu es sure que ce que tu m'as donné est efficace ?" fis-je, bougon.

Je m'assis avec difficulté et me relevai, attrapant la couverture.

"Je vais me lobotomiser devant un jeu vidéo, dans ma chambre. Peut-être que la douleur s'atténuera comme ça... Parce que là, j'en peux plus... On se voit tout à l'heure, ok ?"

Je sortis du salon d'un pas lent, trainant la couverture derrière moi comme un grand doudou pelucheux. A mi-chemin, je me retournai vers Emma.

"Merci, pour tout ce que tu fais. T'es vraiment quelqu'un de génial. Si j'avais eu une soeur, j'aurais aimé que ça soit toi."

Je lui souris à nouveau avant de partir vers l'escalier, la main toujours crispée sur le ventre. Comment les filles faisaient-elles pour supporter cette souffrance ?