Son regard passa en revue tout ce qui se trouvait étalé devant lui - quelques masques de rechange, son portefeuille, ses clefs, un vieux roman aux pages abîmées, et pour finir un sweat fin - et il avait beau les intervertir, les changer de place et les organiser de nouveau, rien ne changeait : son journal était toujours aux abandonnés absents. Depuis cette constatation, sa gorge semblait s'être serrée, et il était passablement nerveux - plus qu'à l'accoutumé, du moins, et ce n'était pas rien quand on le connaissait. Il avait repassé sa routine matinale en revue mentalement des dizaines de fois, et il ne parvenait toujours pas à comprendre comment il avait pu l'égarer...
Pendant un temps, il avait envisagé l'hypothèse de l'avoir oublié - si, en journée, le calepin ne quittait jamais son sac, une fois qu'il rentrait dans la petite chambre qu'il louait sous les toits, il le récupérait toujours et ce, pour diverses raisons... La principale étant qu'il essayait encore et encore de déchiffrer les paragraphes, sans grand succès jusqu'à présent. D'autres fois, il tentait d'imiter la calligraphie compliquée, en espérant que le fait de reproduire les mêmes caractères en boucle lui permettrait de raviver des souvenirs lointains, de lui permettre de comprendre une bonne fois pour toute
pourquoi ce maudit livret semblait revêtir une telle importance à ses yeux. Alors, comme il lui arrivait souvent de le déplacer et de le replacer, peut-être avait-il pu l'oublier sur sa table de chevet, ou sur son bureau... Si c'était étonnant de sa part, ce n'était pas totalement impossible. Pourtant, il était persuadé de l'avoir pris avec lui, de l'avoir récupéré et glissé dans son sac avant de partir - à moins que ce soit ce qu'il ait fait la veille... ?
Il souffla doucement, tandis qu'il se pinçait l'arrête du nez : force était de constater que de tenter de rejouer ses actions précédentes sur la matinée tout entière n'arrivait qu'à le décontenancer davantage. Ce n'est pas comme ça qu'il allait avancer à quelque chose... Mais s'il l'avait perdu, qu'allait-il bien pouvoir faire ? Il déglutit difficilement - il avait réellement l'impression que quelque chose l'empêchait de respirer convenablement, à présent - et tenta de se raisonner : s'il était réellement égaré, peut-être que quelqu'un, quelque part, avait mis la main dessus ?
... Mais si c'était le cas, comment pourrait-on remonter jusqu'à lui ? Ce n'est pas comme si son prénom était inscrit entre les pages - l'idée ne lui était jamais venue : pourquoi massacrerait-il l'ouvrage en ajoutant des mots écrits en langage commun ? et il refusait de coller une étiquette sur la couverture... Une pensée lui vint et, derrière les verres teintés de ses lunettes, ses yeux s'écarquillèrent d'horreur : et si jamais l'on prenait les étranges glyphes pour des gribouillages d'enfant, et que son carnet finissait ses vieux jours dans une poubelles ?
... Peut-être que ses difficultés à respirer étaient un signe avant coureur d'une crise d'angoisse à venir. Alors, il se força à inspirer longuement... Puis à expirer. Tout en continuant l'exercice, il se décida à ranger ses affaires dans le sac à dos qui ne le quittait plus depuis déjà plusieurs années - et qui accusait difficilement le temps passé... Il résista à l'envie de vérifier une dernière fois - peut-être que le journal avait terminé sa mauvaise plaisanterie, et qu'il s'était décidé à revenir de lui-même ? -, et rangea le tout dans son casier. S'il continuait ainsi, il allait finir par être en retard pour prendre son service et, malgré les quelques difficultés qu'il avait à conserver une notion du temps plus ou moins correcte, il mettait un point d'honneur à toujours arriver une bonne vingtaine de minutes à l'avance, jour après jour. C'était le moins qu'il puisse faire, n'est-ce pas ? Après tout, Zelda avait eu la bonté de l'embaucher alors qu'elle ne le connaissait même pas : elle lui avait fait confiance et lui permettait de vivre correctement - pour la première fois depuis plusieurs années... Alors il devait faire de son mieux, et se montrer digne de la confiance qu'elle lui avait accordé. En passant devant le miroir, il jeta un rapide coup d'œil à son reflet - l'affaire de quelques secondes seulement, pas davantage -, et passa la main dans ses cheveux pour tenter de les dompter et de les rendre un minimum présentable... Mais il ne savait pas s'il y était parvenu. Et il ne prit pas la peine de s'en assurer - il avait d'autres choses à faire...
Comme saluer sommairement son collègue, pour commencer. Ils échangèrent quelques mots - et l'autre jeune homme fut celui qui alimenta le plus la conversation : il lui confia qu'il était ravi de le voir arriver pour prendre la relève, parce que lui devait aller au cinéma un peu plus tard et que, se faisant, il retrouverait des amis à lui qu'il n'avait pas vu depuis un bon moment. Il parla aussi des clients et du restaurant en lui-même, disant que la matinée avait été plutôt calme, et que ce n'était pas désagréable, que des journées de ce style leur permettait d'avoir un peu de repos... Et Noodle eut honte d'avouer qu'il avait perdu le fil des babillages incessants - il lui en fallait peu pour décrocher en temps normal, mais là... Rester concentré relevait presque d'une mission impossible. Ce qui expliqua pourquoi il sursauta lorsque l'autre posa une ses mains sur son épaule, tandis que de l'autre il lui tendait le tablier orné du logo du
Comics Burger. Il n'eut pas le temps de répondre quoi que ce soit que, déjà, son collègue le saluait en lui souhaitant bonne chance. Noodle resta droit comme un i pendant plusieurs secondes, à l'observer s'éloigner... Avant de pencher légèrement la tête sur le côté.
— ... Merci ? Sa voix n'était guère plus qu'un murmure... qui n'était destiné à personne en particulier, puisque son collègue était déjà hors de vue. Il était quelque peu décontenancé, mais cela ne l'empêcha pas d'enfin passer son tablier, et de nouer les lanières dans son dos. Pour une fois, il semblait que porter un masque et des lunettes de soleil permettaient de cacher son trouble et son anxiété... En partie, du moins : ses mains, elles, restaient agitées au possible, et s'il ne manipulait pas le marqueur qui lui permettait d'inscrire les prénoms donnés par les clients - il le faisait tourner entre ses doigts, encore et encore, dans un geste qui semblait presque mécanique -, il triturait nerveusement les bords de sa blouse protectrice.
Heureusement pour lui, il n'y eu pas grand monde... Jusqu'à 16h, du moins : là, les clients furent un peu plus nombreux - il y avait des étudiants de tout âge qui venaient profiter d'une pause bien méritée après les longues heures de cours qu'ils venaient de subir, des adultes aux mines sévères et au pas pressé, quelques personnes âgées aussi -, et Noodle dut redoubler de concentration pour éviter de faire des erreurs... Certes, il y eut quelques commandes inversées, et une consommation renversée, mais au vu de son état de stress intense, ça restait globalement correct... Non ?
... Il espérait vraiment que la gérante des lieux verraient les choses sous cet angle. Peut-être pourrait-il s'éclipser aux toilettes quelques secondes, le temps de se redonner une contenance, et essayer de se concentrer davantage...
Look away cause we forgot, the apathy that's tied in knots.