Cela faisait au moins deux heures qu'elle se trouvait devant le bâtiment, sous un soleil timide en cette fin d'hiver, cachée sous un épais manteau beige et une grosse écharpe dissimulant entièrement son cou et le bas de son visage. Les yeux exorbités, à fixer la façade avec une appréhension qui se devinait dans la tension de ses muscles, elle sursautait à chaque fois qu'une autre personne venait la surprendre en passant trop près d'elle. Alors elle souriait nerveusement et marmonnait des excuses qu'elle ne pensait même pas lorsqu'elle effrayait autant l'inconnu qui ne faisait que passer qu'elle-même. Elle aurait pu s'éviter tout ce stress en faisant simplement demi-tour, ou en prenant n'importe quelle autre décision tant que ce n'était pas celle de rester plantée là comme un piquet. C'est que cette idée mûrement réfléchie - bien qu'on puisse en douter tant son indécision était grande - lui avait semblé être évidente et pas si insurmontable lorsqu'elle l'avait pensé en théorie. La pratique s'avérait bien plus complexe.
"Mademoiselle ???"Elle cligna des yeux et baissa la tête, pour diriger son regard en direction de cette voix qui semblait s'adresser à elle, teintée d'agacement et de lassitude.
"Vous avez un problème ?" poursuivit le jeune homme encore pubère qui se trouvait au niveau des grandes portes automatiques de l'entrée, à l'évidence un employé de cet endroit si elle se fiait à l'uniforme bleu glace dont il était vêtu.
"Vous comptez rentrer ou vous êtes juste chelou, échappée de l'asile ou un truc du genre ? Je dois appeler les flics ? C'est que vous faites peur aux gosses du snack bar. Enfin vous faites peur à leurs parents en fait, les gamins ils s'en foutent."Il haussa les épaules en désignant du doigt les immenses baies vitrées de l'étage derrière lesquelles se devinaient des silhouettes enfantines, les petites mains et nez des bambins étant collés contre la vitre pour semble-t-il l'observer plus intensément. Derrière, des adultes tentaient de leur faire lâcher l'observation de cette femme étrange qui était immobile depuis bien trop longtemps et dont la lumière que dégageait ses cheveux coupés au carré rendait fantomatique. Pourtant à Storybrooke une apparition n'aurait pas de raison d'inquiéter qui que ce soit. On était habitués à bien pire. Elle était habituée à bien pire.
Cette réalisation soudaine lui fit prendre une grande inspiration. Elle redressa le buste, épaules bien droites, puis choisit enfin de se mettre en mouvement. Nyx avait entamé une reprise en main remarquable depuis plusieurs semaines et il aurait été dommage de faire demi-tour maintenant face à un challenge aussi ridicule. Et c'était important. Pour son estime, pour son futur, pour... peu importe. Elle, elle considérait que ça comptait.
"C'est bon. Je suis prête !" s'exclama-t-elle d'un timbre aussi enjoué qu'il était tremblant.
Le passage au guichet avait été l'étape la plus simple. S'acheter une place, passer la petite barrière, demander la bonne taille de patins... et elle avait dû contrôler chacun de ses membres une fois la paire en main, puisque rien que ce simple objet faisait remonter quelques souvenirs plutôt désagréables. Et d'autres si extraordinaires. Sa dernière expérience en patinage sur glace remontait à une éternité auparavant et elle la considérait comme la pire des journées de toutes ses existences. Rien que ça. Mais c'était ce traumatisme, cette perte d'être cher dont elle se sentait responsable, qui était la source de bien de ses angoisses et de ses soucis de gestion de ses émotions et surtout de son estime d'aujourd'hui. Elle avait participé à des groupes de parole et côtoyé des partisans de secte divers et variés dans tout l'Etat, dans sa quête du "être meilleur pour soi", avant de revenir en ville. Chacun avait son propre avis sur la façon de gérer les problématiques et autant dire que certaines étaient bien trop extrêmes, mais elle estimait qu'il n'y avait qu'en essayant qu'on pouvait se permettre de juger.
Elle tituba une fois les patins à ses pieds et le tremblement de ses jambes se voyait à l'oeil nu, alors que les mètres à parcourir pour attendre la grande salle des pistes lui semblait être des kilomètres et qu'elle mettait deux secondes à avancer d'un seul centimètre. Sa notion des distances était à l'évidence troublée par sa nervosité et elle crut même qu'elle allait faire un malaise et être incapable d'atteindre ne serait-ce que les barrières de sécurité de la petite patinoire.
"Faut pas avoir peur, ça va aller, vous pouvez m'emprunter mon casque si vous voulez !" lui lança une petite voix fluette qui la fit sortir de sa panique.
Une petite fille aux cheveux bruns se trouvait là, à côté d'elle, et s'était arrêtée avec un grand sourire juste pour la rassurer. Nyx sentit de l'humidité monter à la hauteur de ses yeux face à cette enfant qui devait avoir l'âge qu'elle avait, la première fois qu'elle avait perdu Jack. Son coeur se serra un instant avant que sa tristesse soit atténuée par le regard attendrissant qu'on lui offrait et surtout par le fait qu'elle savait qu'il était toujours là, finalement. Même si elle ne le voyait pas. Même si leur retrouvaille avait été de courte durée, parce qu'elle n'avait pas su faire autrement. Par le passé, ça n'avait été qu'une épreuve à passer. C'était le cas là aussi. Tout finirait par s'arranger. La vie ne s'arrêtait pas à des tragédies.
La petite était déjà partie loin, trop excitée à l'idée de faire des figures sur la glace pour s'attarder plus longtemps avec une dame inconnue qui était trop angoissée pour une adulte. Et Nyx fut plus sûre d'elle alors qu'elle reprenait sa route, poussant d'un équilibre précaire les portes battantes menant au centre de l'action du bâtiment.
La musique de la radio résonnait dans l'immense patinoire tandis que des cris de joies, de discussions, de rires s'élevaient tous en même temps. Toute cette énergie la fit frissonner alors que le froid était finalement plus supportable ici qu'à l'extérieur. En voyant les groupes d'amis, les familles, les couples en rendez-vous ou même les professionnels en train de s'entraîner de présents, elle se dit un instant qu'elle aurait tout aussi bien pu ne pas venir seule, mais cette idée la quitta bien vite. Elle ne ferait pas demi-tour pour ce simple prétexte et en vérité, elle avait envie de vivre cet instant rien que pour elle. Il était rare que Nyx pense à elle. Ou fasse quoi que ce soit pour elle. C'était assez exceptionnel, si ce n'est extraordinaire, pour le noter. La présence d'employés dans la grande salle la rassura aussi quelque peu. Rien ne pouvait mal se passer. Et elle souffla un bon coup avant de s'aventurer à poser ses lames sur la glace.
La suite fut maladroite, hésitante, tandis qu'elle s'était rabattue sur la plus petite des deux pistes pour se familiariser. Elle s'accrochait à la barre, ayant perdu ses réflexes d'une autre vie ou ayant du mal à les retrouver alors que tant de choses se mélangeaient dans sa tête. Ce n'était pas pareil qu'un lac gelé entouré d'une forêt enneigée. L'ambiance était loin d'être calme, envoûtante ou féérique. C'était animé, vivant, joyeux. Elle appréciait tout autant. Et elle souriait bêtement lorsqu'elle parvenait à avancer sans se tenir ne serait-ce qu'un peu, avant que ses gants ne viennent rattraper le bord quand elle commençait à afficher un air de panique parce qu'elle se sentait partir trop en arrière ou en avant.
A un moment pourtant, elle n'eut pas d'autre choix que de s'écarter. D'abord volontairement, parce que des jeunes qui lui arrivaient à peine aux genoux avaient bien plus besoin de soutien qu'elle et qu'elle était obligée de les dépasser sans les écraser, ou qu'ils prenaient de la place avec leur luge. Si ça ne l'avait d'abord pas dérangé, elle se retrouva vite perdue, bien trop loin de cette sécurité que représentait la barrière qui faisait tout le tour de la glace. Et sans qu'elle ne comprenne comment ni pourquoi, elle se retrouvait en plein milieu d'une foule, de ceux qui maîtrisaient leur vitesse, leur virage, leur dérapage, tandis que ses genoux se mettaient à la lâcher et qu'elle n'arrivait plus à les garder correctement ne serait-ce qu'un tout petit peu pliés pour ne pas perdre pied. Sa gorge était sèche et ses yeux perdus tandis qu'elle tournait la tête dans tous les sens à la recherche d'un échappatoire, avant qu'elle ne sente un poids s'écraser contre son épaule.
"Désolé !!" lui lança-t-on, de loin, très loin, puisque la personne qui l'avait malencontreusement percuté était rapide.
Mais ça n'avait pas d'importance. Nyx ne lui en voulait pas, ça arrivait ce type de collision dans cet endroit, elle le savait. Il y avait du monde. Elle aurait peut-être dû réserver un petit moment seule pour ne pas s'imposer un choc trop violent. Elle avait voulu trop en faire d'un coup. Ce n'était pas important non plus. Ce qui l'était, c'était que là, la glace se rapprochait. Et soudainement, ses mains gantées se retrouvaient tout contre ainsi que son visage et une douleur lancinante naissait dans ses côtés. Elle ne sentait pas le froid de la glace que son corps venait de heurter mais un bourdonnement lancinant s'intensifiait dans sa tête, au point de lui faire mal. Et il n'y avait plus qu'une panique profonde au fond de son regard qui restait rivé sur la glace. Comme une énorme fissure s'était créer sous son poids et ses doigts, dans un réflexe, vinrent l'essuyer comme si elle voulait enlever de la buée contre un miroir.
"Non..." murmura-t-elle, effarée et effrayée.
"Non, non, non !!"Sa voix s'élevait de plus en plus fort, alors que ses gestes se faisaient plus frénétiques. Elle chercha même à donner des coups de ses petits poings contre la couche d'eau gelée sur laquelle tout le monde était en train de patiner frénétiquement.
"Arrêtez ! Il y a quelqu'un là-dessous !" lançait-elle à tout ceux qui passaient à ses côtés sans comprendre, des larmes commençant à rouler le long de ses joues malgré elle.
"Faites quelque chose bon sang !"Personne n'avait l'air de l'entendre, même si quelques employés commençaient à la regarder de travers. Parce que c'était impossible. Il n'y avait pas d'adolescent aux cheveux bruns piégé sous elle. Ce n'était pas un lac sous lequel son frère s'était retrouvé prisonnier. Ce n'était qu'une couche de glace. Pourtant, ses genoux sur lesquels elle était appuyée devenant douloureux, elle ne voyait plus qu'un visage bleu et froid à travers le sol de cette piste. Seule et incapable de bouger. Il n'y avait personne. Ce n'était que dans sa tête. Et au fond, elle en avait conscience, et c'était peut-être bien ça le pire.
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