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ouge aux lèvres, noir aux yeux, rose dans les cheveux. Manhattan secoue ses mèches et replace le tout sur ses épaules, dans une cascade ondulée qui rebondit à chaque pas. Elle remonte le débardeur rose, sur son buste, laisse tomber l’épaule de la chemise blanche sur son bras et vérifie que sa jupe courte, parsemée de minuscules têtes de mort, n’ait aucun pli. Comme à son habitude, son allure est parfaite, à ses yeux de pétasse aussi dangereuse qu’un lion en cage. Elle aime mélanger ses couleurs exubérantes à des designs plus sombres, sur lesquels il faut se concentrer, pour les voir vraiment. Parfois, ils sont plus évidents, jetés face au monde pour lui faire comprendre qu’on peut être bête et mauvaise en même temps.
C’est ce qu’on attend d’elle, en tout cas.
Et elle prend son rôle très au sérieux, la future star.
Satisfaite, Manhattan tourne les talons. Ils claquent sur le carrelage de la salle de bain. Sa langue rouge passe sur ses petites canines, loin de ce qu’elles furent, à une autre époque. Les crocs sortis pour mordre à pleine dents, manipuler, tuer, se nourrir de sang jusqu’à plus soif. Les ricanements de la morte-vivante résonnent encore dans sa ville natale. Elle donnerait beaucoup, Mana, pour retrouver ses crocs de shiki, mordre à outrance et imposer sa supériorité aux débiles qui pensent pouvoir la contrôler.
Mais elle n’a plus que ses canines humaines, un peu plus pointues que la moyenne, qui se posent sur sa lèvre, quand elle sourit. Des dents minuscules qu’elle aime refermer sur la peau des vivants, de ceux qui osent l’emmerder, la provoquer, croire qu’ils peuvent la frapper. Ils peuvent essayer. Mana n’a de pétasse que l’apparence. Au fond du cœur, la lionne rage, grogne, aime refermer les poings sur ses ongles roses et frapper, frapper, frapper encore. Besoin de violence au creux du ventre. Elle n’a pas peur des coups qu’elle prend, en échange.
De retour dans le salon, la jeune femme aux cheveux roses sourit, se jette sur le canapé. La jupe se soulève, dans le mouvement, attire le regard de ceux avec qui elle traîne. Un garçon qui reluque ses jambes blanches. Une fille qui jalouse sa confiance et lui souhaite tout le malheur du monde, chaque fois que leurs regards se croisent. Une tache dans la vie de Mana,
une connasse dont elle rêve de se débarrasser.
Un accident est si vite arrivé, elle est innocente, la rose, elle n’aura rien fait si l’autre tombe dans les escaliers.
Promis, juré.
Pour le moment, elle est sage, Manhattan. Elle ricane aux blagues moisies de ses compagnons du soir. Elle penche la tête, quand elle doit singer de ne rien comprendre. Elle s’entraîne à ses mensonges d’actrice, à jouer le rôle qu’on a écrit pour elle : la petite idiote qui ne refuse jamais d’être poussée dans un coin sombre pour un peu de passion.
Il peut toujours essayer, l’abruti, les dents bien vite refermées sur la peau de son cou, il regrettera de l’avoir touchée sans son autorisation.
Elle n’attend que cette jolie occasion, en vérité, pour faire tout péter entre les deux qui lui font face. Crier à tous, la larme à l’œil, de quelle manière il l’a traitée, qu’elle ne veut plus lui parler. Le hurler assez fort pour que ça tombe dans les oreilles de l’autre conne.
Pleure, pleure, chérie, ton crush est un abruti. Et Manhattan est la reine des emmerdeuses, l’épine qu’on ne peut pas retirer, la lame de la guillotine, brandie au-dessus de la nuque. Elle adore frapper pour faire regretter au monde de l’abandonner.
La pétasse s’indigne un peu que personne ne l’écoute. Mana ricane, s’excuse avec une mine innocente et lui propose, d’une voix douce, de se rendre au cinéma, avec elle, dès que l’autre sera parti travailler.
Une séance au calme, pour un film sympa, une soirée entre filles, à glousser devant les acteurs en caleçon. L’appât lancé au milieu du salon, l’idiote mord à l’hameçon, minaude comme une adolescente et jure qu’elle ne peut pas dire non à un tel programme.
Oh si, chérie, tu aurais dû dire non. Mais Mana sourit, lui tape dans la main pour sceller le deal.
Elle sait bien, la rose, que l’autre n’aime pas les films d’horreur. Tout comme elle sait que, ce soir, il y a une séance spéciale, au club. Manhattan adore emmener les emmerdeuses voir des films d’horreur. Plus c’est gore, plus ça la fait rire, elle. Les regarder sursauter, dans leurs fauteuils, plaquer les doigts devant les yeux pour ne pas voir le sang gicler. Pousser des couinements apeurés, chaque fois que le tueur apparaît derrière les rideaux, l’arme brandie pour s’acharner sur les héros.
Elle ricane, elle. Les yeux bleus fixés sur l’écran, à voir couler le sang. Elle ricane parce qu’elle a connu pire, parce qu’elle a fait pire, parce que le mal ne vient pas des monstres, mais des hommes. La guerre sur le point d’exploser, dans son village, entre les rangées de sapin. Elle sait comment elle finit, dans l’histoire, Manhattan. Comment ils finissent tous pour n’en laisser plus que deux vivants. Les films d’horreur ne lui font pas peur. C’est la vraie vie qui est effrayante, la facilité avec laquelle la folie se propage, dans un village tranquille, chiant à mourir.
La fiction n’est que fiction.
Ou presque.
Elle rêve du jour où Sadako sortira de l’écran.
Les poings serrés pour lui apprendre ce que c’est, d’être méchant.
Le gars part, salue les filles, s’attarde un instant sur Manhattan, mais ne dit rien. Elle sourit, amusée, et s’empare de la main de l’autre pour la forcer à la suivre. Elle n’a pas le droit de se débiner, de refuser maintenant qu’elle a accepté. Dans les rues, la rose fait claquer ses talons, s’invente un air guilleret pour rejoindre le cinéma. L’autre lui demande si elle est sûre de ce qu’elle lui a proposé. Mana l’ignore royalement.
Tu verras bien, l’idiote, sourire aux lèvres pour la rassurer. Entre amies, les coups bas n’existent pas. Pourquoi Mana aurait menti ? Ce n’est pas son genre, vraiment.
Douce ironie.
Manhattan force l’autre à la suivre, quand elle se rend compte de la supercherie, l’air innocent.
Oh non, tu n’aimes pas les films d’horreur ? Elles s’assoient l’une à côté de l’autre et la rose hausse les épaules. Tant pis, tant pis, maintenant qu’elles sont ici. Chewing-gum entre les dents, Mana mâche doucement, se prépare à faire éclater ses bulles aux pires moments. Pour tous les voir sursauter, s’excuser avec sa belle auréole sur la tête, et ricaner intérieurement. Son petit bonheur, à elle, pendant les films d’horreur.
Un homme prend place à côté et Mana ne lui accorde qu’un regard en biais. Elle ne pense pas qu’il voudra lui parler jusqu’à ce qu’il lui adresse vraiment la parole. Les yeux bleus de la rose glissent sur lui, le regardent de haut en bas, sans se cacher. La bulle explose, entre ses lèvres rouges.
Qui c’est, celui-ci ? Mais elle sourit.
– Bonsoir Victor, fait-elle, faussement enjouée.
On dirait l’introduction d’une réunion AA, non ? Ne le prends pas mal, je te taquine un peu. (Petit clin d’œil, nouvelle bulle sur ses lèvres.)
Je ne viens qu’aux séances normales, d’habitude. Mais j’ai eu envie de tester le club. Un film d’horreur, comment refuser ?Elle glousse un peu et détourne le regard pour écouter la suite.
Tant de mots, dans une seule bouche, elle retient un soupir. Elle préfère sourire, faire semblant d’être intéressée. Les paupières qui papillonnent sur ses iris azur. Elle attend qu’il ait fini, qu’il n’ait plus rien à raconter de sa vie pour répondre à ses questions, même si elle n’en a pas envie.
– Oh non ! Ça fait beaucoup trop peur pour moi ! Mais c’est ce qui fait leur charme, non ? On aime les frissons, l’impression de danger.Manhattan se penche un peu. Les mèches roses glissent sur ses épaules et elle sourit, dévoile ses petites canines qui n’ont rien de menaçantes, dans ce monde.
– Tu y as cru ? demande-t-elle, plus bas.
Je les trouve ennuyants. Les intrigues sont courues d’avance, les héros plus cons que leurs pieds et les méchants plus débiles encore ! Heureusement que la vraie vie est plus complexe que ces films, plus effrayante, aussi. Plus sanglante, parfois.Inconsciemment, elle passe la langue sur ses canines, en teste le bout pointu et se rappelle de son monde, de ses belles robes, de ses yeux rouges et de ses crocs saillants. De tout ce sang, au village.
– La véritable horreur vient des hommes, pas des démons. Tu ne savais pas ?Après tout, elle a été, elle, un
démon cadavérique, une morte ramenée à la vie pour sucer le sang des vivants, leur ordonner de danser au creux de sa main. Prête à tout pour profiter de sa nouvelle vie. Pour pousser cette idiote de Kaoru à se pisser dessus.
– Mais si ce film correspond à tes attentes, qui sait… je serais peut-être tentée de venir plus souvent.HRP : Désolée pour le retard ! S’il faut modifier quelque chose ou rajouter un bout, n’hésite pas à m’envoyer un petit MP <3