L'
erreur est humaine. L’aveu posé, là, entre eux. Elle a envie de cracher dessus, de l’écraser et de l’enterrer dans le sable. A-t-il vraiment tort, au fond ? C’est peut-être pour ça que ça l’énerve à ce point, parce qu’elle sait qu’il a raison. Entre les bières et elle, le choix n’est pas le bon. L’alcool lui fait moins de peine, moins de mal en un sens, même s’il n’en tient que quelques gorgées, avant de sombrer. L’alcool a, au moins, le mérite d’être doux, de ne pas l’insulter à longueur de soirée, parce qu’elle ne sait pas faire autrement, Manhattan, pour le garder à ses côtés. Resterait-il à ses côtés, si elle ne lui lançait pas le défi de l’insulter plus qu’elle ?
Comme un doute sur lequel elle ne veut pas s’arrêter.
À la place, elle le regarde d’en haut, profite qu’il soit assis pour le mépriser sans le penser. Lui arracher les cheveux ?
Essaie, l’abruti, essaie d’y toucher. Ses mèches roses sont un sanctuaire sacré, libres dans l’air, insaisissables. Ils se balancent sous son nez, dansent sous les lueurs de la fête, mais il n’a pas le droit d’y toucher. Elle sait qu’il l’a déjà fait, oui, mais elle préfère ne pas y penser, croire qu’elle a pu l’en empêcher. Si elle n’aime pas qu’on lui touche la peau, Manhattan, il n’est pas question de tendre les doigts vers ses cheveux roses. Et elle nie, de toute son âme, qu’il soit le seul à en avoir eu le droit, à s’en être donné le droit sans qu’elle ne morde.
– Parce que t’es un bad boy, toi ? crache-t-elle, avec mépris.
Elle sait que oui, elle se doute qu’il est pire, deux fois pire que ce qu’elle peut imaginer, que ce qu’elle voudrait penser. Elle n’est pas dupe, elle a entendu la balle siffler à son oreille, la frôler de si près qu’elle aurait pu la toucher. Sauf qu’il ne l’a jamais visée. L’œil fixé sur l’autre, concentré pour ne pas louper. Manhattan détourne le regard, ne veut pas s’attarder sur cette question-là. Au fond, elle ne nie pas. Comment nier alors qu’il a
touché, qu’elle a
coulé ? Les yeux bleus glissent sur le rivage, quand elle se détourne pas ne pas avouer la vérité.
Les mots de l’autre sont un poison qu’elle n’arrive pas à recracher. Son sang ne se défend pas contre celui-ci, ne l’élimine pas aussi vite que le reste. Elle ne peut que se laisser mordre par la tête du serpent et attendre, impuissante, que le mal fasse son effet, qu’il laisse, derrière lui, une coquille vide, son esprit vidé de la moindre remarque pour le démentir. Elle sait, pourtant, qu’il ment, que ce n’est pas la vérité. Jamais elle n’aurait appelé une peluche avec son nom. Mana sait, aussi, qu’elle n’aurait pas pu s’empêcher de penser à lui, face à une peluche qu’il lui aurait donnée. Les doigts tendus pour en caresser les poils colorés, à se demander ce qui a changé, pourquoi ça a changé.
Au fond de sa poche, ses doigts se serrent plus fort autour de son téléphone. Elle sait, elle en rage, elle grogne d’avance à cette idée, mais elle sait. Oh oui, elle sait qu’elle ne l’effacera jamais, cette photo ridicule, prise sur sa bécane, avant de partir à l’aventure, avant de commencer à se taper dessus. Quand ils avaient encore l’air de deux idiots, certes, ça ne changera jamais, mais de deux idiots qui ne passent pas leur temps à se déchirer. Passera-t-elle du temps à la regarder ? Elle ne veut pas y penser.
Une chose est sûre : elle n’a aucune larme à lui donner.
Ou elle veut s’en persuader.
Pour ne pas s’avouer vaincue avant que la guerre ne soit déclarée.
– Un lutin, si tu veux que ça te ressemble un peu. (Elle pince sa langue entre ses canines, le temps de réfléchir à la question.)
J’ai un faible pour les revenants, les démons qui aiment le sang.L’aveu balancé comme une provocation, pour qu’il ne comprenne pas qu’elle parle de ce qu’elle a été, de ce qu’elle a cessé d’être depuis longtemps. Les crocs plantés dans les chairs, à terroriser un village entier. Sa réponse a un arrière-goût de cliché qui lui plaît, qui fera passer l’aveu pour une attirance d’adolescente, un besoin de provoquer les adultes dans la moindre de ses préférences. Là où les autres pétasses courent après les licornes roses, les petits chiens mignons, Manhattan tend les bras au diable, à ceux qui se font appeler
vampires mais n’ont pas une once de la classe de la revenante qu’elle a été. Le romantisme craché sur le trottoir, il n’y a, dans son monde, que le mépris et la folie. La cruauté, aussi.
Eh ? L’accent agresse son oreille, lui donne raison de ne pas se laisser faire, de lui balancer un coquillage. Elle préfère quand il l’insulte, quand il grogne d’envie de lui faire regretter sa bêtise, sa vantardise, son besoin inexplicable d’attirer un regard énervé pour se persuader qu’ils ne se sont jamais appréciés. Comme un besoin de tendre la main l’un vers l’autre pour mieux se repousser. Jurer sur leur vie qu’ils n’ont jamais eu besoin de personne, que ça ne changera jamais. Lui, il a la liberté au fond du regard, l’indépendance coincée dans l’âme. Elle, elle fait semblant de les avoir, comme lui, d’y croire, pour qu’il ne comprenne pas qu’elle est perdue, avec ou sans lui.
Le coquillage vole sur son front.
Poc qui arrache un sourire à l’adolescente. Il grogne, comme elle le lui a demandé, et elle sourit de plus belle, fière d’elle, de sa connerie, de ce qu’elle le pousse à faire sans même avoir besoin de forcer.
Tu fais chier, qu’il dit.
Oh oui, et ce n’est pas fini, le titiller, c’est sa spécialité, son petit péché rien qu’à elle. Elle aime y croire, en tout cas, se persuader qu’il n’en a pas d’autre pour l’embêter comme elle, le forcer à grogner, à se lever pour lui prouver qu’elle doit cesser d’être une gamine insupportable, qu’il est temps de grandir un peu, d’accepter l’age adulte qui lui pend au nez, mais tarde trop à se pointer.
C’est l’évidence qui s’impose à elle, quand il se retrouve contre elle, pour se donner des airs de dominateur, garder son emprise sur elle. Elle serre les dents, relève le regard pour ne pas flancher, ne jamais faiblir. Elle ne le laissera pas lui marcher sur les pieds, pas lui, il n’en a pas le droit. De tous, il est celui qu’elle ne pardonnera pas. Sauf qu’il ne recule pas, pas lui, jamais. Il frappe pour que ce soit elle qui recule. L’épaule qui choque contre la sienne. Manhattan se retient de grogner, de lui dire de la laisser en paix. Elle ne veut pas le laisser gagner. Ses yeux bleus ne quittent pas les siens, si sombres, braqués sur elle comme si elle venait d’attenter à sa vie. Ce n’était, pourtant, qu’un petit coquillage lancé un peu au pif,
calme-toi, le débile.
Mais c’est en colère qu’elle l’aime le plus.
Elle le sait. Elle ne peut le nier. Parce qu’il n’y a que dans ce court instant qu’elle a l’impression de lui être égale, de pouvoir l’atteindre un peu, au risque de le pousser à s’enfuir. Au fond, qu’est-ce que ça importe ? Il finira par partir, de toute façon. Alors elle dresse le menton, quand il s’empare de son poignet, elle a très envie de répondre au défi qu’il lui lance, de son regard de chien méchant, sauf qu’elle n’en a pas le temps. En une fraction de seconde, la rose bascule. Le monde tourne et elle tombe, prise en traître par cet idiot aux cheveux rouges. Un coup dans le dos qui lui donne envie de crier.
Pourtant, elle ne dit rien, bloquée dans sa chute par cette main qui ne veut plus la lâcher.
À quoi tu joues ? Au prince charmant qui sauve sa princesse au dernier moment, sans doute. Un rôle qui ne lui va pas, comme un masque trop grand qui glisse sur son visage et dévoile, derrière, le guerrier blessé là où ça fait le plus mal : directement à l’ego parce qu’il ne sait pas lui résister, dire non et se détourner. Il a besoin de lui répondre, de lui prouver qu’ils sont tous les deux aussi perdus l’un que l’autre.
L’envie de tourner son bras entre ses doigts, quitte à se faire mal, pour lui attraper le bras et l’attirer, avec elle, dans les rouleaux qui lèchent le sable. Lequel sera emporté ? Lequel sera recraché ? Elle n’en fait rien, ses yeux n’ont pas lâché les siens. Elle l’écoute grogner.
Si t’étais mon chien, je te sortirais en laisse pour que tu ne puisses pas m’échapper, une muselière pour arrêter de japper, elle reste silencieuse, réagit à peine quand il se penche, la rapproche de l’eau. Il est fier de lui, il sourit. Manhattan ne sait plus ce qu’elle doit faire. Accrochée à ces lèvres qui se moquent d’elle, elle n’a plus le choix. Elle s’avoue vaincue, détourne le regard. Même son prénom, la dernière provocation, n’arrive pas à réveiller le démon qui gronde, loin, très loin dans son esprit détraqué.
– Lâche-moi, souffle-t-elle.
Souffle qui s’écrase lourdement dans la mer, alors que les yeux de Manhattan ne veulent plus affronter les siens. Souffle qui porte, en lui, une douleur qu’elle ne veut pas avouer, une solitude qu’elle ne veut pas voir, tout comme elle ne veut plus le voir. Elle sait qu’elle est seule, qu’elle le sera à jamais, qu’il n’est qu’une passade, un courant d’air qui s’arrêtera de souffler sur ses cheveux roses. Sauf qu’il est déjà trop tard pour ne pas s’attacher. Et les doigts de Chuuya la brûlent, sur sa peau blanche. Lui rappellent qu’elle a perdu depuis longtemps, déjà. Qu’elle ne peut plus rien gagner.
– Pars, si t’es déçu. Fallait pas t’imaginer n’importe quoi, crache-t-elle, du mieux qu’elle peut, sans aucune combativité, dans l’espoir fou (et aussitôt abandonné) qu’il ne voit rien.
Sois un bon chien et obéis. Laisse-moi.Ces mots-là lui font plus mal que les précédents, mais le sous-entendu est le même, elle le sait, elle ne peut pas faire semblant. Alors, les lèvres pincées sur la rage qui gonfle, en elle, à l’idée d’être si faible, de n’être qu’une gamine qui sait à peine marcher face au coureur qui ne l’attendra jamais, Manhattan tire un coup sec sur son bras. Elle échappe à sa poigne pour retomber dans les flots, avalée par la mer qui la submerge. Il y a à peine de quoi la recouvrir, mais elle reste sous l’eau. Elle se demande ce que ça fait, de mourir noyée. Couler pour ne pas être coulée, il n’y a qu’elle pour agir de cette manière.
Quelques secondes. Une minute ou deux, peut-être, s’écoulent avant qu’elle ne se redresse, crève la surface de la mer et s’assied au fond de l’eau, mouillée de la tête aux pieds. Elle relève ses yeux bleus vers lui, comme si le bain l’avait, enfin, nettoyée de sa défaite, permis de se dresser, à nouveau, face à celui qu’elle ne fera jamais flancher. Ce ne sont que deux yeux, si bleus, qui lui lancent des centaines d’éclairs qui ne font aucun mal, qui le touchent à peine.
– Je déteste les chiens.Elle détourne le regard pour balancer cet aveu, avec cette sincérité qu’elle ne pose jamais entre eux. La pure vérité, pleine de sous-entendus à peine cachés. Manhattan n’aime ni les bêtes, ni ceux qui les imitent, qui obéissent au moindre claquement de doigts, ne savent que baver et pardonner. Elle ne dit rien de plus, s’extirpe des flots. Ses vêtements collent à son corps, ses cheveux roses dégoulinent de gouttes d’eau. Elle n’ose sortir son téléphone, vérifier qu’il n’a rien, qu’elle n’a pas perdu ses fichiers.
Cette putain de photo. Les yeux bleus reviennent à lui, à sa condescendance, à cette supériorité qu’elle ne veut plus voir. Sourire mauvais sur ses lèvres, elle sait qu’elle n’a plus qu’une provocation à lui offrir.
– Tu sais ce que je déteste encore plus ? (Elle ricane un peu, le laisse mariner un instant.)
L’odeur de chien mouillé.Elle lève les mains, sans lui laisser le temps de réagir, et les plaque sur lui pour le pousser de toutes ses forces. Elle rêve de le voir basculer à son tour, sans personne pour le retenir, quitte à perdre l’équilibre, à sombrer avec lui. Tant pis. Elle s’efforce du mieux qu’elle peut, les yeux fermés sur la possibilité qu’il lui résiste, qu’il ne bouge pas d’un poil, qu’il ne tombe pas à la renverse comme elle. Parce qu’il est solide, qu’elle est fragile. Une petite fourmi qui s’acharne sur la botte du géant. De quoi aura-t-elle l’air, s’il ne recule même pas ? De quoi auront-ils l’air, s’il ne bouge pas ? Que fera-t-il, si elle ne l’atteint pas ? Que restera-t-il d’elle, si même ça, elle n’y arrive pas ? Elle se ferme à toutes ces questions sans réponse et pousse de toutes ses forces pour mettre, enfin, un terme à cette histoire. Tourner la page, passer à la suite de leur bêtise.