L
es questions du Japonais la gênent. Elle essaie, du mieux qu’elle peut, de ne pas lui montrer ce qu’il lui inspire, toutes ces hésitations qu’il lui arrache depuis la première seconde, le premier regard échangé avec cet étranger. Elle essaie de faire bonne figure, de garder le menton haut, les yeux durs, la démarche assurée de celle qui obtient sans avoir besoin d’exiger, de celle qui sait ce qu’elle fait. A-t-elle jamais su ce qu’elle fait ?
Ce petit con, rejeter la faute sur les autres est plus facile que d’accepter la vérité. Tyria est un papillon de nuit attiré par la lumière, à voleter en rond autour d’un halo sans plus savoir comment se poser, ni échapper à son pouvoir d’attraction. Elle est perdue, un pied balancé au dessus du vide qui la guette, dans lequel tant de monde veut la jeter.
Peut-être finira-t-on par l’y jeter.
Les yeux bleus tombent, un instant, sur leurs mains entrelacées.
Seront-ce là les doigts posés dans son dos pour la pousser ?
Elle détourne le regard, sonde les ténèbres à la recherche de ses propres réponses, de celles qu’elle invente elle-même, qu’elle construit de toute pièce pour qu’elles lui conviennent, qu’elles ne brisent jamais ce monde bien à elle, dans lequel elle fait semblant de ne pas être fissurée, cassée, bonne à jeter. Manhattan n’assume pas les questions qu’il pose, celles qu’il soulève sans le savoir, celles qu’elle écoute, qu’elle retient, mais auxquelles elle ne répond pas, muette, incapable, en vérité, de poser des mots sur ce qu’il demande. Il a ce don, qui l’énerve au plus haut point, de soulever en elle des sentiments dont elle ne veut pas. Des émotions mauvaises, insidieuses, qui creusent au fond de son cœur pour lui rappeler qu’elle n’est pas la grande femme dont elle se donne l’allure, qu’elle ne sera jamais l’indépendante actrice qui parade sur le tapis rouge. Elle restera, pour toujours, Manhattan, l’orpheline méprisée et méprisable.
Ne pas répondre, c’est la dernière défense qu’il lui reste, à la jeune femme aux cheveux roses, alors que ses doigts ne quittent plus ceux de Dazai. Arrivée à destination, elle se demande si elle doit lâcher cette main qui ne lui appartient pas, qui ne lui appartiendra jamais, dont elle ne veut même pas, en vérité. Les yeux bleus retombent entre eux, contemplent cette union temporaire, qu’elle a réclamée comme un bébé tend ses mains potelées vers sa mère. Non. Plutôt comme un chat qui se force un passage sur les jambes de celui qui n’en veut pas et se pose là, pour être sûr de bien être vu, entendu, contemplé et caressé. Un constat qui la fait grimacer. À quel point est-elle dépendante de cette attention, braquée sur elle, de cette assurance qu’il ne lui fera pas faux-bond, qu’il ne la trahira pas comme tous les autres avant lui ?
Qu’il aille au diable, je n’ai pas besoin de lui ! Mais ses doigts ne quittent pas les siens.
Voilà qu’il avance. Il s’éloigne de quelques pas, à peine un mètre ou deux qui la forcent, soudain, à lever le bras pour suive ses pas. Elle sent l’air qui revient s’insinuer entre eux, essaie de la forcer à reculer, à lâcher cette main qui ne lui va pas. La peur revient, plus forte que tout, plus forte que Mana. Elle resserre l’étreinte sur ces doigts qui essaient, peut-être, de ses débarrasser des siens. Elle ne veut pas les laisser faire. Elle ne veut pas être séparée de ce contact dont elle a, soudain, besoin. Elle, celle qui se targue de ne jamais se laisser toucher par les autres, de ne pas aimer être touchée par les autres. Combien y en a-t-il eu, avant lui, dont elle a cherché le contact si désespérément ? Elle n’a pas besoin de se poser la question pour connaître la réponse. Une réponse qui lui tord les intestins, lui donne envie de vomir, à terre, tous ces souvenirs d’été, d’une amitié bafouée. A-t-il, seulement, un jour, été question d’amitié ?
Ses doigts resserrés sur ceux de Dazai, Manhattan le suit, prend les devants, attend qu’il revienne à son niveau pour se présenter sur le seuil. Un instant, elle reste ainsi liée à lui, silencieuse, consciente qu’il y a là plus de choses dites entre eux que tous les mots qu’ils ont pu échanger jusqu’à maintenant. Elle le sait, elle le sent, elle ne recule pas pour autant. Elle assume, pour une fois, ce choix, cette envie, ce
besoin d’être liés, de ne pas se détacher avant la fin. Comme une promesse, faite à la nuit, que leur relation ne s’arrêtera pas là, qu’elle reposera sûrement plus sur leurs silences que leurs embrouilles, mais qu’elle sera bien là, tangible dans leurs étreintes, aussi particulière qu’ils sont un homme et une femme dépassés par leurs propres vies.
Puis la lumière s’infiltre sous la porte.
Comme frappée par ses rayons, Mana recule face à la vérité. Elle délaisse cette main qu’elle a tenue jusque là. Elle se détache de celui qu’elle ne connaît pas. Elle inspire la nuit autour et jure qu’on ne l’y reprendra pas, qu’elle ne fera pas la même erreur deux fois. À la seconde inspiration, la porte s’ouvre sur un homme d’une trentaine d’années, dans les yeux duquel elle plonge sans hésiter, avec cette fougue toute à elle qui lui donne, parfois, l’air d’un chat sauvage, indomptable, qui bondit sur sa proie toute griffe dehors, à défaut d’avoir encore ses crocs pour mordre. Le menton haut, une main posée sur la hanche, les yeux bleus aussi perçants qu’un éclair en plein ciel d’orage, la bouche tendue sur un sourire suffisant. Elle reprend ses airs de grande dame, de princesse intouchable, et assiste à la conversation sans dire un mot.
Il lui faut beaucoup d’énergie, à Tyria, pour ne pas flancher, ne pas briser son armure et montrer qu’elle est blessée. Au fond, à quoi s’attendait-elle ? Elle n’en a pas la moindre idée. La question la percute de plein fouet, efface ce petit sourire sur ces lèvres, ajoute des grondements, au fond de son regard. Elle essaie de tenir bon, de ne pas en montrer davantage. Elle se félicite d’avoir lâché cette main dans laquelle elle aurait, pourtant, volontiers planté les ongles, jusqu’à percer la peau, jusqu’à faire couler le sang. Un sang dont elle se serait délecté, du bout des lèvres, pour se souvenir de ce qu’elle a été. Une idée qui lui plaît, la force à passer la langue sur ses petites canines, si minuscules face à celles du passé, d’une autre vie qu’elle ne peut plus rattraper.
La porte se ferme sur une conversation qu’elle a cessé d’écouter. Face à ces deux hommes, elle n’est plus qu’un objet auquel il faut trouver un toit pour l’entreposer, le temps que la situation s’améliore. Une transaction qui ne se fait même plus sur sa valeur, mais sur le lieu qui pourra l’accueillir, comme un meuble encombrant dont on ne sait plus que faire, où le poser avant de s’en débarrasser dans les mains d’un autre, assez con pour le vouloir. Un autre qui s’en déchargera à son tour quand il sera devenu trop encombrant. Peut-être l’a-t-elle cherché, au fond. Peut-être mérite-t-elle ce genre de mépris. Peut-être n’y a-t-il rien d’autre, pour les femmes comme elle, celles qui ont l’habitude d’être traînées à droite, à gauche, parce qu’elles ne savent pas d’elles-mêmes où elles peuvent aller. Peut-être. Elle ne sait plus, en vérité.
- Finalement, c’est peut-être proxénète, ton métier, le provoque-t-elle, en lui emboîtant le pas.
Le ronronnement de sa valise, sur la route, efface les battements de son cœur, au fond de sa poitrine. Il s’insurge plus qu’elle-même. Mana, elle, se contente de le mépriser comme il se doit, de se rendre méprisable pour qu’il n’oublie pas qu’il n’est pas son ami, qu’elle ne le sera jamais, et qu’il ferait bien de l’abandonner dans un coin, le plus vite possible. C’est mieux ainsi.
- Elle était comment, celle de la dernière fois ? (Une pointe de jalousie ressort dans le ton de sa voix.)
Tu n’as pas à te porter garant pour moi. Je dors, je disparais, sans faire de vagues. Promis, juré.Le sourire, sur ses lèvres, n’a rien d’une promesse à laquelle il faut croire. Il se teinte d’une pointe d’ironie alors qu’elle se retient de cracher pour appuyer ces propos qu’elle ne pense pas. Elle a presque envie de tout faire pour que cette confiance étrange, entre lui et l’autre, ne puisse plus exister.
Pour ton bien, coco, c’est la confiance qui trahit, t’es mieux sans, une idée qui lui brûle les lèvres, mais qu’elle garde pour elle. Avouer son aversion pour les autres, c’est avouer une partie de son passé, dévoiler qu’elle sait ce qu’elle dit. Elle préfère jouer les idiotes, comme toujours, et secoue ses beaux cheveux roses, en ricanant.
- J’espère que ce n’est pas loin, je suis fatiguée, j’ai besoin de mes douze heures de sommeil pour être si belle et conquérir le monde, haha ! Avançons, avançons.Sa fausse insouciance lui permet de jeter au loin le sérieux d’une ancienne conversation sur laquelle elle ne veut pas revenir. Elle préfère qu’il oublie tout ce dont ils ont parlé. Elle ne lui donnera jamais les réponses à ses questions. Il n’a qu’à les chercher lui-même, si ça l’amuse, mais il n’obtiendra plus rien d’elle ce soir. Elle a déjà trop donné à un homme qu’elle ne connaît même pas. Comme un nom, qui lui échappe avant qu’elle ne puisse le retenir, sans qu’elle ne sache elle-même pourquoi elle a, soudain, ce besoin de le dire, de le lui donner.
- Manhattan, soufflé dans la nuit, avant qu’elle n’essaie de se rattraper, grand sourire sur ses lèvres roses.
C’est New York que je vise, pl-… pas le Japon.Ses talons claquent, claquent, sa jupe se balance sur ses cuisses. Elle joue l’innocente, celle qui, pour la première fois, peut-être, de la soirée, donne enfin une vérité. Mana rêve de déambuler dans les rues de la capitale. À une autre époque, elle a rêvé du Japon, de ses grandes mégalopoles. Désormais, elle préfère s’en tenir loin, comme s’il suffisait de ça pour réduire à néant le risque de repenser à ceux qu’elle essaie d’oublier sans y arriver.
- Enfin ! On se passera de grands adieux, tu veux ? On a tous les deux très envie que tout ça se termine, ne mentons pas. (Elle hésite, un
merci coincé entre les dents. Les yeux bleus glissent vers les siens si noirs.)
Ne me donne plus d’ordre, à l’avenir, je déteste ça.Un aveu qu’elle balance comme une évidence, sans s’inquiéter de la promesse de se revoir qu’elle donne à ses mots. Sourire innocent, elle papillonne des yeux et se retourne vers le toit qu’on accepte, sans qu’elle n’ait compris pour quelle raison, de lui prêter pour la nuit. Elle fait un pas, s’arrête, traversée par ce vent froid de la solitude qu’elle abhorre plus que tout, qui lui fait peur, en vérité. Alors, comme toujours face à la peur, Manhattan se défend. Elle gonfle un peu la poitrine, relève le menton et pouffe comme une idiote en faisant signe à Dazai.
- Si tu veux un baiser d’adieu, ça peut se négocier. Pour la pyjama party, par contre, il faudra payer une autre conne, chaton. Clin d’œil plein de provocation, elle ricane et lui fait signe de partir. Elle sent qu’il est temps de s’en défaire, qu’elle ne tiendra pas longtemps, encore, cette armure qui est la sienne, ce masque qui cache l’enfant abandonnée derrière ses airs de femme insupportable.