Parfois, en se réveillant, Willie se surprenait à espérer qu'elle frôlerait la mort. Nous aurions pu croire que les enlèvements, les empoisonnements et ses "mauvaises rencontres" l'avaient vaccinée, mais c'était loin d'être le cas. Bien sûr, certains événements traumatisants lui donnaient encore des frissons dans l'échine quand elle y repensait, mais finalement, ils lui laissaient un goût pétillant. Elle avait l'impression d'être née pour vivre des aventures, même si la réalité était plutôt qu'elle était trop maladroite pour rester loin des problèmes. Décrire le tempérament de Wilhelmina Klein n'était pas si facile que cela, aux premiers abords, elle semblait faible et craintive. Mais derrière son allure chétive se cachait un mental d'acier et une bravoure remarquable. Les seules choses capables de l'effrayer se comptaient sur les doigts d'une main: le fromage, les nains de jardin et l'ignorance. Pour ce qui étaient des peurs bateaux, comme celle des araignées, du noir ou de la Mort, elle y était totalement insensible. Les araignées faisant d'ailleurs parti des animaux qu'elle trouvait adorables.
Tout cela pour dire que ce matin-là, elle voulait vivre une grande aventure. Une épopée semblable à celles qu'elle lisait dans les livres de Jules Vernes. Elle voulait que l'univers lui en fasse voir de toutes les couleurs.
«
Bonjour Patricia, fit-elle en arrivant devant la secrétaire,
alors, qui sont nos morts du jour ? »
«
Ton client arrive dans une demi-heure, tiens toi prête et essaye de ne pas le faire fuir. »
Le ton de la femme était sec, mais Willie n'y fit pas attention, lui offrant son plus grand sourire avant de l'éloigner vers son bureau. A présent qu'elle savait pourquoi sa collègue la détestait, leurs interactions lui paraissaient moins étranges. Elle savait qu'avec du temps, et beaucoup de sucreries, elle finirait par l'apprécier. Quoiqu'il en soit, l'heure n'était pas à la rédemption, elle devait s'occuper de ses petits morts chéris. Après avoir étudié un ou deux dossiers et rangé un peu son bureau, on frappa à sa porte. Patricia jeta un regard suspicieux à Willie, tout en invitant un homme et celle qu'elle supposa être sa fille, à entrer. La fleuriste se leva de sa chaise pour leur serrer la main, adressant un grand sourire au père qui devait avoir la quarantaine, et un sourire plus large encore à celle qui l'accompagnait. Après leur avoir proposé de s'installer, elle prit elle-même place dans son fauteuil et posa ses coudes sur le bureau.
«
Alors, commençons par le commencement, qu'est ce qui vous amène au royaume des fleurs ? »
«
Je voudrais cette fleur là, s'il vous plaît. »
L'attention de Willie se reporta sur la photo que la petite fille lui tendait. Elle la prit dans un silence des plus sérieux, les yeux brillants. Elle n'avait jamais vu l'une des fleurs de cette espèce de ses propres yeux -ce qui était un comble pour une fleuriste,- mais elle savait exactement de quoi il s'agissait. Tout en scrutant le cliché avec minutie, elle commenta:
«
C'est une pupille d'Alaska, elle releva les yeux vers l'enfant,
la personne que tu connaissais devait être très importante pour vouloir lui consacrer une telle merveille. Si je peux me permettre, tu pourrais m'en dire plus à propos d'elle ? »
Willie assista à l'échange de regards entre la fille et son père, qui précéda la réponse de l'enfant, les joues rougies:
«
C'est pour ma maman. On veut lui faire une petite tombe dans ce pays... »
Certaines personnes avaient tendance à croire que le métier de fleuriste aux Pompes Funèbres était facile, comme s'il suffisait d'associer trois pâquerettes et deux coquelicots. La vérité était à mille lieues de ces croyances, Willie ne se contentait pas simplement de choisir des fleurs au hasard, elle s'inspirait des lueurs qu'elle lisait dans les regards, des émotions qui étaient transmises à travers les voix, de tout ce qu'elle ressentait en présence des proches du défunt. Et à ce moment-là, dans le regard de cette enfant, elle se vit elle. Elle resta bouche-bée quelques secondes avant de bégayer:
«
Oh- euh- comme je suis maladroite ! J'ai oublié de me présenter, je m'appelle Willie Klein. Et bien évidemment, je serai à votre service pour la réalisation de votre projet ! »
«
Je m'appelle Sally, et mon papa c'est Ben ! »
Elle leur adressa un sourire, avant de se lever pour s'approcher d'une armoire et en sortir un ouvrage très épais, lutant un peu pour arriver à le déposer sur le bureau. Quand cela fut fait, elle laissa échapper un soupir de soulagement et commença à faire défiler les pages, jusqu'à ce que son doigt se pose sur la pupille d'Alaska.
«
La voilà ! Vous avez beaucoup de chance, c'est la période idéale pour la trouver. »
Elle fit pivoter le livre afin que Ben et Sally puissent y jeter un œil, puis le ramena vers elle. Les secrets des fleurs ne devaient pas tous être dévoilés si facilement, Willie elle-même avait déjà de la chance de pouvoir consulter ces écrits chaque jour, elle n'aurait pas voulu trop abuser de leur gentillesse. Le problème avec les vieux grimoires, c'est qu'on ne pouvait jamais vraiment savoir s'ils étaient vivants ou pas, alors il fallait éviter de les froisser. Elle parcourut rapidement la page des yeux, pensant déjà au moment où elle pourrait observer cette merveille autrement qu'à travers des photographies. Elle joignit ses mains, les coudes toujours posés sur la table et commença d'un air grave:
«
La pupille d'Alaska a beau être très belle, ce n'est pas une marguerite ou une banale orchidée. Je dois vous prévenir que cette expédition n'est pas sans danger, nous allons nous aventurer dans un lieu où peu de personnes ont déjà eu le courage d'aller. Son ton devint soudainement plus joyeux lorsqu'elle ajouta:
Si vous êtes toujours motivés, je nous réserve des billets pour l'Alaska ! »
Alors qu'elle commençait déjà à tendre une main vers le téléphone pour formuler sa demande à la secrétaire, Sally la coupa dans son élan en adressant une question -qui sonnait comme une affirmation- à son père.
«
Pas besoin de billets, pas vrai Ben ? »
Willie cligna plusieurs fois des yeux, comment ça pas besoin de billets ? Elle savait que marcher était beaucoup plus écologique, mais s'ils voulaient aller en Alaska à pied, ce n'est pas quelques jours qu'il leur faudrait mais un mois entier ! Sally ne répondit pas vraiment à ses interrogations silencieuses, mais cette réponse suffit tout de même à ravir Willie:
«
Si tu veux prendre le risque, alors on y est ! »
Voilà qu'une nouvelle aventure se profilait à l'horizon: Dieu avait sûrement entendu ses prières matinales.
⁑
Willie avait aperçu l'hélicoptère de loin, d'un autre côté, il aurait fallut être aveugle pour le louper. L'engin était immense et majestueux. Elle n'avait jamais utilisé ce genre de moyen de transport de sa vie, elle allait donc avoir droit à un véritable baptême de l'air. Elle s'approcha de Ben et Sally qui l'attendaient, prêts à se lancer dans l'inconnu. Parce que c'était un peu ça au fond, les informations sur la pupille d'Alaska n'étaient pas très nombreuses, et seule une infime partie de la population pouvait se venter d'avoir un jour pu contempler ses pétales.
«
J'espère que vous avez prévu des habits chauds, parce qu'à partir de maintenant on va avoir de plus en plus froid ! »
Pour ce qui était de Willie, elle était munie d'un sac, emprunté à l'un de ses voisins et plein à craquer. Elle n'était pas très matérialiste, mais sur ce coup, la tenue qu'elle portait ne suffirait pas à lui éviter l'hypothermie, alors elle avait emmené tout un attirail. Ils montèrent dans l'hélicoptère, et échangèrent joyeusement durant tout le trajet qui fut excessivement long. Mais comme disait souvent Willie, « quand on veut, on peut ». Elle avait eut le temps de s'endormir au moins trois fois, sous le regard probablement amusé de Sally, mais elle n'y pouvait rien, les transports avaient sur elle un effet soporifique. C'est quand elle se réveilla une énième fois qu'elle le vit, immense et majestueux.
«
J'ai l'honneur de vous présenter le glacier Mendenhall, il s'étend sur 19 kilomètres de long et prend sa source dans le champ de glace Juneau. Malheureusement, à cause du réchauffement climatique il a commencé à fondre pour former le lac Mendenhall. Si ça continue, il ne restera un jour plus que le lac. Ce qui nous intéresse, ce sont les grottes situées à l'intérieur du glacier, vous verrez c'est absolument magnifique ! Et c'est justement dans ces tunnels que pousse la pupille d'Alaska, ce pourquoi nous sommes là ! »
Il n'y avait pas de doute, Willie était une vraie passionnée. La température s'étant nettement refroidie durant le trajet, ils avaient revêtu leurs vestes, mais elles ne seraient pas suffisantes.
«
A mon avis, nous devrions nous arrêter dans un village non loin du glacier. Les tenues que nous portons sont trop légères pour les conditions climatiques, et puis qui sait, nous pourrons peut-être en apprendre un peu plus sur la pupille en discutant avec les locaux ! »
️ Gasmask