Il y avait des jours où Livio avait envie de tout envoyer balader contre un mur. Un putain de mur bien épais où il y aurait de quoi creuser pour parvenir de l’autre côté, le genre de truc à faire bien mal et à vous bousiller les poings tandis que vous frappiez encore et encore dedans. Ça aurait rendu n’importe qui dingue de douleur, pourtant lui continuait de frapper là où ça faisait mal et de s’enfoncer ce pieu en travers du torse jusqu’à ce qu’il ne puisse absolument plus rien ressentir. Bordel, il était devenu un vampire. Il avait traversé les âges et les siècles, assassiné plus de personnes que les saints puissent eux-mêmes damner, vu plus de morts que le commun des mortels, subit deux fois dans deux vies différentes la perte de ses proches… Et voilà qu’il n’arrivait pas à contrôler cette putain de rage qui l’envahissait jusqu’à l’étouffer sur place.
C’était simple, Livio avait envie de s’ouvrir le torse pour arracher la moindre de ses entrailles et ne plus jamais les remettre à l’intérieur. Comme si attraper le problème aux racines et tirer d’un coup sec lui permettrait de l’éradiquer une fois pour toute ! Malheureusement, personne n’avait eu l’air convaincu de l’intelligence de cette idée et, pire, on commençait à sérieusement le chauffer à vouloir prendre des positions à sa place. Ou, pire… A ne pas le comprendre, tout simplement.
D’accord, il n’était pas homme à s’épancher sur ses ressentis ou ses sentiments ; ils ne se comptaient pas sur une main ceux qui avaient accès à ses états d’âmes… Mais plus le temps passait, plus il tentait de se persuader que tout allait aller pour le mieux et plus il foirait ce projet en grand seigneur. C’était fou qu’il se mette dans des états pareil sans aucun moyen de se contrôler, ni de maîtriser le flux incessant de violence qui venait puiser dans la noirceur de son âme et éclater au grand jour. La musique ne l’aidait pas. Exploser des batteries ne l’aidait pas. Tuer ne l’aidait pas. Aspirer du sang à s’en gorger la bouche ne l’aidait pas. Boxer à la loyale ne l’aidait pas.
Il avait besoin de quelque chose qu’il ne pourrait jamais avoir et ça le rendait si assoiffé qu’il en devenait incontrôlable.
Même Aguistin l’évitait plutôt soigneusement ces derniers temps, lui pourtant si bavard et ravi de critiquer le genre humain à lui en frapper les tympans d’agacement se tenait à une distance respectable de son grand frère. Même Dolores tentait de l’apaiser en lui faisant de la cuisine ou l’obligeant à sortir de chez lui… Sans grand succès. Elle lui avait même installé Netflix et apporté plusieurs fois de la glace, mais Livio lui avait rapidement rappelé qu’il n’avait rien d’une donzelle en mal de comédies romantiques ! Même Tiberius se contentait, comme à son habitude à vrai dire, de boire quelques verres en sa compagnie sans aller gratter sous la surface ; de toute façon, le vampire se doutait que son ami se foute pas mal de ce qui tracassait son esprit à ce point. Il serait rassuré de l’entendre lui dire mais passerait aussi à autre chose avec cette capacité quasi robotique de ne pas s’attarder sur des futilités comme les sentiments.
Putain qu’il aurait aimé être comme lui ! Juste une espèce de machine de guerre exécutive qui s’en tamponnait du genre humain et de la bienséance, qui respectait des valeurs sans pour autant se contraindre à l’ethique moderne. Juste continuer à vivre cette existence qu’on lui avait imposé et basta, à surveiller Viktor ou encore cet idiot de Théo qui commençait très sérieusement à se lancer dans son plan de castration… Et juste suivre les heures qui défilaient sans rien attendre de plus.
Mais non. Cent fois non.
Les vampires étaient livrés avec une espèce de cœur et c’était celui-ci qui le gavait.
Les muscles en surchauffe, le corps ruisselant et le regard aussi sombre que l’obscurité qui l’habitait, Livio frappa une énième fois dans le sac en toile jusqu’à le faire percuter le mur juste derrière. Il n’avait pas envie de s’arrêter. Il n’avait pas envie de ralentir. Mais il était déjà tard et il savait que rester ici ne lui apporterait absolument aucune satisfaction, quelle qu’elle soit. Aussi se détourna-t-il de sa cible et se dirigea rapidement vers les vestiaires pour une douche sommaire. L’esprit en feu et pourtant complètement chambardé par une tornade incompréhensible, il fut surpris de la silhouette qui l’attendait à la sortie de la salle.
Leurs regards se croisèrent. L’un d’eux sourit, de son sourire sardonique et malicieux.
«
Qu’est-ce que tu veux ? » Trancha Livio, peu patient.
«
Je t’attendais. »
Répondit Sirrus, suivi d’un haussement d’épaule quand son ami le dépassa pour s’engager sur la route goudronnée. Il lui emboita le pas sans montrer le moindre signe d’agacement de son comportement, et pourtant tous deux savaient à quel point le respect était une valeur gravée jusque dans leurs os. Ils se connaissaient suffisamment pour ne plus s’offusquer des sautes d’humeur du vampire, mais il n’y avait pas non plus tant de proximité pour ne pas être en danger à ses côtés. Chafouin semblait s’en moquer royalement, ou savoir exactement ce qu’il faisait.
Nonchalant, il extirpa une flasque de sa veste sur-mesure, en dégoupilla le goulot et la tendit à Livio.
«
Whisky ? »
Le vampire l’ignora dans un premier temps, mais le chat insista.
«
C’est pas une gorgée de plus qui va te faire du mal, au point où tu en es. »
Trop aimable, sérieusement… Livio gronda, lui jeta un regard noir mais fini par saisir la flasque et en avaler plusieurs goulées allègrement. Ca lui brûla la gorge, signe du degré élevé et de la qualité de l’alcool qu’il venait d’ingurgiter, puis rendit le flacon à son vis-à-vis. Celui-ci l’imita sans un seul sourcillement.
«
T’es pas en Europe ou je-ne-sais-où ? »
«
Comme tu peux le voir, non. » Il retrouva son sourire, rangea la flasque. «
J’avais des affaires à régler en ville. »
Quand il s’agissait des affaires de Sirrus, mieux valait en savoir le moins possible… Ou, comme pour Livio, en avoir rien à foutre. Tant qu’on ne venait pas l’emmerder chez lui ou vers ses proches, il se moquait bien de qui vivait ou qui mourrait en ville. Quoiqu’il n’aimait pas franchement retrouver les drogués ou jeunes gamins camés qui faisaient un tour en hémato en attendant leur greffe de foie ou de rein… Mais ça, c’était une autre histoire.
Ils marchèrent plusieurs minutes sans échanger une seule parole. Le vampire cru qu’il allait finir par se dissiper comme à chaque fois mais le Chat resta bien là, à avancer du même rythme rapide. Forcément, c’était quand il avait envie qu’on lui foute la paix qu’on venait l’enquiquiner. Pouvait pas choisir un autre soir, celui-là ? Ceci dit, le fait qu’il se taise était un sacré trait d’esprit pour l’occasion.
«
T’as pas mieux à faire que de trainer avec moi ? » Finit-il par demander, lassé.
Sirrus releva le nez en l’air comme s’il réfléchissait, avant de ricaner.
«
Évidemment que oui, mais je préfère faire le trajet à pied. C’est plus… Vivifiant d’être en compagnie de quelqu’un de déjà mort ! »
Livio roula des yeux. Il connaissait cette réflexion mais tout de même, quel connard.
«
Et en vrai ? »
«
En vrai j’ai des affaires qui m’attendent mais je me suis dit que partager un peu de bon whisky avec un vieil ami, ça ne faisait pas de mal. »
Il n’ajouta rien et, pour le coup, le vampire non plus. Mais la tension autour d’eux sembla légèrement s’amenuiser lorsqu’ils arrivèrent en bas de l’immeuble où vivait Livio. Celui-ci grimpa les marches sans attendre, se retourna pour saluer le Chafouin… Et se rendit compte que celui-ci c’était déjà volatilisé. Génial. Il poussa un soupir et se glissa dans l’ombre pour se téléporter directement à l’intérieur, jeta son sac de sport, quitta ses chaussures et se laissa tomber lourdement sur son canapé. Ses paumes s’étalèrent sur son visage dans un nouveau moment de concentration intense pour ne pas exploser encore la table basse.
Il devrait manger un peu. Sans doute. Rien qu’à cette idée, ses crocs s’extirpèrent de ses gencives et réclamèrent du sang. Beaucoup de sang. Trop de sang. Inspirant lourdement, il se redressa du canapé et se dirigea vers son frigo. Livio était en train de fouiller à l’intérieur lorsqu’il sentit son téléphone portable vibrer dans la poche arrière de son jeans ; claquant la porte du frigo, il tira d’un coup sec sur la sécurité de la poche de sang pour en porter l’embout à sa bouche, attrapant l’appareil de l’autre.
Sans même regarder, il décrocha. Prêt à affronter Aguistin qui s’était encore foutu dans la merde ou quiconque d’autre dans le même état, préparant déjà quelques répliques cinglantes de mauvaise foi…
Et manquant de s’étrangler en entendant son interlocuteur.
black pumpkin