De porcelaine, de folie et de cœur

Dyson & Wine

Télécommande dans la main gauche, verre de vin rouge dans la main droite, je faisais défiler les morceaux de musique jusqu’à trouver celui que je cherchais : la Fantaisie-Impromptu de Chopin, opus posthume 66. Une œuvre passionnée, tourmentée, puissante. Une de mes préférées. Dans un profond soupir d’extase je baissai les paupières, laissant les premières notes ravir mes sens. Puis, jetant mon verre encore à moitié plein (ne voyez là aucune marque d’un quelconque optimisme) par-dessus mon épaule, je me mis à jouer sur des touches invisibles ce morceau si chéri. Je connaissais la partition par cœur. Dans les moindres frissons, les moindres retenues, les moindres nuances. Aux moments calmes, j’effleurais à peine le bureau du bout de mes gracieux doigts. Puis, lorsque la folie s’emparait de la musique, mes gestes suivaient et, dans leur élan fougueux, envoyaient chanter tasses, théières ou autres ustensiles au sol. Le tout parfaitement en rythme avec le tempo de l’Impromptu. Oui, le chaos régnait souvent dans mes lieux de travail. Mais, comme le disait un grand homme du nom d’Einstein : « si la vue d'un bureau encombré évoque un esprit encombré alors que penser de celle d'un bureau vide ? » Et toc. Un léger bruit de pas contre le parquet me stoppa net dans mes derniers mouvements. Je tournai en douceur mon élégant visage vers le nouveau venu. Mon regard inquisiteur sondant l’âme de l’inconnu, je baissai progressivement le volume de la chaîne hi-fi. Il venait de me gâcher mon plaisir. Puis, je redressai mes fines lunettes rondes sur le haut de mon nez, dans un discret reniflement réprobateur. Je remarquai alors aux pieds de mon client des morceaux de porcelaine. Hum. Entrée fracassante. Bienvenue monsieur, que puis-je pour vous ? lui lançai-je d’une voix mielleuse en reculant dans mon fauteuil, les bras croisés. Mon ton courtois ne camouflait guère mon attitude froide : j’étais polie, mais pas hypocrite. Mon grand sourire était plus une façon de montrer les crocs que de paraître agréable. Et ma pose laissait bien transparaître une certaine distance avec mon interlocuteur. Avant que ce dernier ne puisse s’exprimer, j’enchaînai : Oh je vous en prie, ne me dites pas que vous avez besoin d’un service à thé ! Ce serait un total manque d’originali-thé… Eh, j’avais jamais fait attention à ce jeu de mots, m’exclamai-je, mes yeux divaguant déjà vers le plafond. Originali-thé… Ça ferait un bon nom d’enseigne ça… Le problème, c’est que je n’ai aucune envie de servir du thé à qui que ce soit. Et puis pourquoi diable le devrais-je, hein ? Minute... Comment est-ce que j’en suis arrivée là ? Mon attention se reporta sur le grand brun. Très grand. Trop grand. On se serait pas déjà vu quelque part ? Votre tête me dit quelque chose… Ah oui, à l’instant, le service à thé… Oui c’est bon j’y suis. J’vous ai pas oublié. Je n’ai pas du tout la mémoire des visages, c’est pour ça. Peut-être parce que je ne porte aucune importance aux gens qui ne sont pas… moi. Ouais, c’est fort probable. Je lançai de nouveau un sourire éclatant de folie à mon client (qui, s’il avait été vraiment sain d’esprit, aurait déjà fui depuis longtemps). Par cooontre, continuai-je en me levant (j’ai un sacré débit de paroles quand je m’y mets), s’il y a quelque chose dont je ne me fiche pas, ce sont les règles. Paraît qu’il n’y a pas de justice dans ce monde, alors je fais la mienne. Or il se trouve qu’une règle particulière régit cette boutique. Une touuute petite et insignifiante règle de rien du tout. Mais une règle quand même. Et elle est très explicitement indiquée sur la porte. C’est embêtant. Vous préférez que je considère illettré, lent à la détente ou esprit rebelle ? Comme vous m’avez l’air d’avoir un certain goût pour la contradiction, je pencherais pour la troisième option. Vous pensiez que je ne remarquerais rien, n’est-ce pas ? Tt tt tt… A vue d’œil, je dirais que vous mesurez entre un mètre soixante-dix-neuf et demi et un mètre quatre-vingts. Ah, à quatre centimètres près, nous nous serions passés de tous ces désagréments. Comme quoi, la perfection ne tient pas à grand-chose. Bref, lançai-je d’un ton sec en levant la main comme pour interrompre l’inconnu, peu importe. Le fait est que, n’ayant plus les dispositions nécessaires pour punir équitablement votre affront, je vais devoir trouver un arrangement. Caressant mon menton, je me mis à réfléchir à un dédommagement éventuel. Tout au long de mon discours, mes gestes avaient été tantôt maîtrisés et raffinés, tantôt vifs et fébriles, comme des spasmes. J’étais comme cela, tout en contrastes.
Huuum… Vous êtes coiffeur, non ? Non non non, presque mais non… Psychologue ! Vous avez une tête de psy. (Je ne faisais peut-être pas attention aux personnes qui m’entouraient, mais je n’en étais pas moins observatrice.) Ne le prenez pas mal, hein, mais je vous vois bien comme tous ces types qui ont une vie tellement insipide qu’ils passent leur temps à écouter celles des autres. Pas que les autres aient une vie palpitante, loin de là… Je n’aurais jamais pu être psy. Je n’ai aucune patience, et les déboires du commun des mortels sont d’un ennui ! Je me contrefous de leurs histoires. En revanche, j’adore me mêler de ce qui ne me regarde pas et donner mon avis sans aucune connaissance de cause. Je suis un paradoxe à moi toute seule. Un petit rire fusa de ma gorge. Parlais-je au grand brun ou à moi-même ? Bonne question. Pendant que je continuais à réfléchir, je déplaçais les différents objets en porcelaine sur les étagères, de manière à ce qu’ils soient parfaitement alignés, qu’il y ait le même espace entre chacun d'entre eux, qu’aucune poussière ne vienne affadir mes œuvres. Moi, bourrée de tocs ? Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez. Soudain, une lueur éclaira mes sombres prunelles. Je sais ! En échange de ce que vous me demandez -vous me demandiez quoi déjà ?-, vous m’offrez une séance. Marché conclu ? Allez, marché conclu ! (Le pauvre n’avait même pas eu le loisir d’esquisser la moindre tentative de refus.) Je n’ai jamais consulté. Étonnant, non ? Mon rire enflammé et cristallin se répercuta sur les murs opalins de la boutique. Oh, mais j’en oublie mes civilités : quel est votre nom ? C’était peut-être bien la première vraie question que je posais à mon client. Et c’était peut-être la première fois que je remarquais qu’il était plutôt agréable à regarder… Je caressai d’un air pensif mes cheveux soyeux. Dommage qu’il soit si grand. Bah, cela pouvait très bien se rectifier…

De porcelaine, de folie et de cœur

Dyson & Wine

Hem, je m'appelle Dyson Walters, et vous ? L’inconscient. Je lui laissais enfin une chance de prendre la parole, et il me la redonnait comme si je lui avais lancé une patate brûlante. Je me raclai la gorge, rejetant mes cheveux chocolat en arrière pour dégager mes royales épaules. Je suis Wine RedHeart, propriétaire et gérante de cette merveilleuse boutique de porcelaine. Cela me faisait presque mal de ne pas pouvoir me présenter en tant que Reine Rouge de Cœur… Que voulez-vous, la discrétion a un prix. Mais dites-moi monsieur… J’avais complètement oublié son nom. Monsieur… le psy, selon vous quel genre de personne suis-je ? Je voulais voir s’il était vraiment doué ou si ce n’était qu’un de ces charlatans sans vergogne. Vous voulez que je lise en vous ? Vous me semblez de ces personnes qui ont plein de pensées qui vous traversent l'esprit en même temps, ce qui explique l'absence de calme qui peut se laisser voir. Cependant ce n'est pas mauvais chez vous, vos pensées m'ont tout l'air très amusantes, chez certaines personnes ce sont des pensées déprimantes, voire suicidaires, c'est beaucoup moins drôle. Vous êtes bien apprêtée, vous avez des tics qui vous poussent à ranger, il me semble que vous avez un attrait pour la perfection, ce qui n'est pas une mauvaise chose, rassurez-vous. Vous teniez une place importante là d'où vous venez n'est-ce pas ? Vous n'avez pas l'air méchante, simplement exigeante, on vous aimait certainement, et vous respectait. C’est alors qu’il remarqua les éclats de porcelaine cassée à ses pieds. Vous avez tout de même des pulsions, ou bon est-ce une façon de vous libérer de quelconques problèmes, ou de vous amuser ? Dites-moi si je me suis trompé, excusez-moi d'avance. Cela vous va ? Mon sourcil relevé ainsi que ma moue sceptique lui indiquèrent qu’il n’avait pas fait un sans faute. Je me suis trompé ? Oh vous voulez une vraie séance ? À première vue vous n'avez pas besoin d'aide, mais je ne vous connais pas, c'est un fait. Très bien, je vous écoute. Je m’assis lentement avec toute la grâce de mon éducation dans mon fauteuil, invitant le docteur à faire de même avec un siège en face de moi. Je sentais que s’il restait debout, il allait commencer à tanguer d’un pied à l’autre, et cela allait me donner le tournis. J’attendis qu’il soit installé avant de commencer. Je croisai mes jambes et joignis mes doigts dans une posture presque sévère. Parler de ma splendide personne, c’était une affaire très sérieuse qui ne laissait la place à aucune plaisanterie. Je vous le dis d'emblée, votre analyse n'est pas des plus pertinentes. Vous devriez peut-être envisager une reconversion. La seule chose que vous avez réussi à déterminer est mon affection pour la perfection. Mais bon, c'est enfantin à deviner : il suffit de me regarder pour comprendre que je suis la perfection incarnée. Effectivement, j'étais très haut placée dans mon monde d'origine. Cependant croyez-moi, j'étais tout sauf aimée. Un petit ricanement cruel s'échappa de mes lèvres serrées. Vous pensez que je ne suis pas méchante ? Vous me trouvez amusante... drôle ? A ces mots, je me penchai vers le psychologue, menaçante, le regard fou. Ma voix se faisait plus sombre, plus mauvaise. Plus Reine Rouge. Vous ne me connaissez pas. Pas du tout. Et pour votre santé, je vous conseille vivement de ne plus insinuer que je puisse vous faire rire d'une manière ou d'une autre. Mon ego ne supportait pas bien que quelqu'un d'aussi insignifiant que le grand brun me dise ce genre d'inepties. Est-ce que j'avais une tête de comique, sérieusement ? Allez dire ça à toutes mes victimes. Elles n'auront certainement pas le même humour que vous. Me renfonçant dans mon fauteuil, je me détendis. Ce n'était pas le moment d'incendier la boutique, je venais de faire refaire le parquet. Je lançai un sourire purement poli à mon interlocuteur. Bien, afin qu'à l'avenir vous ne vous trompiez plus à propos de moi, je vais vous exposer les principaux points de ma génialissime personnalité. Tout d'abord, ce que vous devez impérativement savoir en tant que psychologue attitré, ce sont les rapports que j'entretiens avec ma famille, n'est-ce pas ? Alors... Je n'ai jamais été proche de mes parents. Ils ne représentaient pas grand chose pour moi, et à l'heure qu'il est ils ne risquent plus de me poser des soucis. Rire de psychopathe deux, le retour. A vrai dire, il n'y a qu'une personne qui, à chaque fois que je pense à elle, me provoque une sorte de... de nausée. C'est ma grande sœur. J'avais du mal à parler d'elle sans cracher mes mots. Disons que je ne la porte pas dans mon cœur (si tant est que j'en aie un). Oh je vous vois venir avec vos gros sabots ! Il n'y a aucune jalousie là-dedans. Au contraire. Je méprise ma sœur du plus profond de mon être. Elle a toujours embobiné l’auditoire qui n'a d'yeux que pour elle, avec sa voix mielleuse, ses traits délicats, et son caractère aussi angélique qu'insipide. Je n'ai jamais compris l'intérêt que le monde entier lui porte. C'est vrai, elle n'a rien de particulier, elle se contente de balader son joli minois et sa gentillesse. Si j'avais plus d'empathie, j'aurais presque de la pitié pour elle... En fait, je crois bien qu'elle est au niveau de la populace, et c'est pour ça que les gens s'intéresse plus à elle qu'à moi. Je suis trop parfaite pour eux, ils me sont trop inférieurs pour me comprendre. Oui ça doit être ça... Je dois développer un complexe de supériorité à tous les coups. C'est dur d'être la perfection personnifiée dans un monde éternellement imparfait. Mais vous pouvez pas comprendre vous... Mais croyez-moi, c'est très éprouvant de se sentir seule au milieu de tant de bassesse. J'avais le don de tourner n'importe quelle situation en ma faveur. Je voyais toujours la version des choses qui me mettait le plus en valeur. Ma façon d’appréhender le monde me mettait constamment au-dessus des autres. Ce n'est pas ma faute si je suis un être supérieur à la moyenne.